L' imaginaire romanesque et le réel sociopolitique haïtien

"La Proie et l’ombre", "Les Fantoches", "La Montagne ensorcelée", "Gouverneurs de la rosée", "Le Champ du potier" de Jacques Roumain


Thèse de Doctorat, 2015

357 Pages, Note: doctorat


Extrait


Remerciements

Mes remerciements les plus sincères et ma profonde gratitude vont à mon rapporteur et la directrice de cette thèse, Mme le professeur Maha Abdel Latif El-Séguini, Vice-doyenne des Études supérieures, qui m’a constamment soutenue et aidée par ses orientations totalement positives, ses conseils très précieux et ses remarques judicieuses et qui, sans ses encouragements stimulants, son suivi assidu, cette thèse n'aurait jamais émergé du néant et accédé à l'existence. Qu’elle veuille bien accepter ma reconnaissance en sa personne. J'ai trouvé non seulement le professeur compétant mais également la mère, la sœur et l'amie. Merci Madame.

Je tiens aussi à remercier les co-directeurs M. le professeur-adjoint Hussam Eldine Mostafa Abd El-Moutilib, Professeur-adjoint de la civilisation française, Faculté des Lettres, Université de Mansoura, pour ses aides bienveillantes et ma gratitude va également à M. le docteur Hamed A. El-Far, Maître de conférences, Faculté des Lettres, Université de Damiette, qui a bien dirigé mon travail.

Je voudrais également exprimer ma profonde reconnaissance et toute ma gratitude mes chers professeurs et collègues au département de Français, Faculté des Lettres, Université de Damiette, et en particulier M. le professeur-adjoint Attia El-Emam El-Kolaly, Chef du département de Français.

Je n'oublie pas de remercier mes chers professeurs à la Faculté des Lettres, Université de Damiette, qui m’encouragent et me soutiennent.

Enfin, je tiens à remercier ma mère et mes frères dont la compréhension, les encouragements, le réconfort et la patience sont des ressources vitales qui m’ont certainement fournie de la force et de la confiance dont j’avais besoin.

INTRODUCTION

Jacques Roumain est né en 1907, à Bois Verna, à Port-au-Prince, en Haïti. À cette époque, le Bois Verna se présentait comme amas de chemins merveilleusement bordés de quelques maisons plus agréables que belles, où les aristocrates de Port-au-Prince vivaient plutôt dans l’aisance, au son de pianos jouant particulièrement Chopin. Dans l’une de ces maisons incontestablement luxueuses habite le petit Jacques.

Issu d’une famille aisée, Roumain étudie dans des établissements privés catholiques, tout en observant attentivement son milieu social, qu’il décrira plus tard comme une minorité politicienne, un groupe de fantoches s’intitulant l’Élite haïtienne, avant de s’en démarquer en affirmant de plus en plus sa propre personnalité.

En 1920, le jeune Jacques voyagea en Europe, où il a fait connaissance avec le poète lyrique allemand Heine, le naturaliste anglais Darwin, les philosophes allemands Nietzche et Schopenhauer, et le poète lyrique autrichien Lenau. À ce moment, les marines américains occupent militairement Haïti. Après cela, le jeune écrivain revint à son pays natal à l’âge de vingt ans où il créa La Revue Indigène.

A cause de son idéologie très forte qu’il clame à voix haute, Jacques Roumain est arrêté et emprisonné un bon nombre de fois. En 1934, il fonda le premier Parti Communiste Haïtien pour prôner l’égalité et la justice pour tous. En raison de ses activités politiques et surtout de sa lutte continuelle contre l’occupation américaine d’Haïti, Roumain est exilé par le président haïtien Sténio Vincent.

En 1942, et notamment après le changement de gouvernement en Haïti, Roumain est nommé ambassadeur au Mexique. Il demeura à son poste jusqu’à ce qu’il succombe à une maladie inconnue à l’âge de 37 ans. Jacques Roumain est mort le 18 août 1944, et son corps est ramené à sa maison natale de Bois Verna, avant d’être enterré dans sa ville natale sous la pluie, où il y a une foule immense l’accompagnant jusqu’à sa dernière demeure.

Poète, romancier, ethnologue, diplomate, journaliste, révolutionnaire, la vie de Jacques Roumain n’était pas longue, mais il reste l’un des écrivains les plus emblématiques d’Haïti, ce qui justifie notre choix pour cet auteur. Parmi ses œuvres considérables, nous citons: La Proie et l’ombre (recueil de nouvelles); Les Fantoches (récit contenant six épisodes groupés autour d’un personnage principal); La Montagne ensorcelée et Gouverneurs de la rosée (romans), sans oublier Le Champ du potier (roman inachevé et inédit).

côté de ces œuvres romanesques, il y a encore une monographie intitulée: À propos de la campagne anti-superstitieuse. Aussi Roumain écrit-il un bon nombre d’articles, tels que:

Analyse schématique: 32-34, Griefs de l’homme noir, Le peuple et l’élite, La terre et les morts, Le drapeau haïtien n’est pas une loque, Voix de la jeune Haïti: les tièdes, etc.

En fait, l’œuvre de Jacques Roumain n’est pas isolée, dans la mesure où elle se situe dans un temps et dans un espace bien déterminés: ceux d’Haïti. Ce qui sauvegarde l’originalité roumainienne. Voilà pourquoi la connaissance de ces deux éléments répand de la lumière sur la pensée de l’écrivain. Donc il faut jeter un regard sur les cadres géographique et historique constituant l’œuvre romanesque roumainienne.

L’archipel antillais est situé en Amérique centrale. Après Cuba, l’Ile d’Haïti se présente comme la plus grande île des Grandes Antilles. Elle se trouve entre Cuba au Nord-Ouest, la Jamaïque au Sud-Ouest, Banama au Nord et Porto-Rico à l’Est. C’est un pays au climat tropical. D’autre part, l’Ile d’Haïti est partagée, à son tour, en deux Républiques indépendantes: la République dominicaine, à l’Est, et la République d’Haïti, à l’Ouest. Cette dernière est un petit pays, dans la mesure où la superficie de la République d’Haïti est vingt fois moins grand que la France. Aussi sa terre est-elle à la fois haute et montagneuse.

Par ailleurs, Haïti est colonisée par l’Espagne, la France et l’Angleterre, dans la mesure où ces grands pays y établissaient des soldats, des missionnaires, des administrateurs et des indésirables. Peu de temps après, ces colons importaient des esclaves africains pour les faire travailler dans l’agriculture.

Tout au long du XVIIIème siècle, Haïti était une colonie française très prospère: elle est alors appelée Saint-Domingue. Mais l’écho des événements révolutionnaires qui troublaient la France y suscita une révolte d’esclaves sans précédent. Ce qui ouvrait la voie à l’Indépendance, proclamée le 1er janvier 1804.

partir de 1915, particulièrement après une série de complots et de révoltes visant à renverser le pouvoir établi, alors que l’agriculture allait à sa ruine et que l’argent étranger prenait peur, les Américains envoyèrent leurs soldats en vue d’y rétablir l’ordre. De cette façon, l’occupation américaine, qui provoque un traumatisme psychologique pour le peuple haïtien particulièrement attaché à son indépendance, devait durer jusqu’en 1934.

À partir de cette date, Haïti, à nouveau indépendante, dont les liens avec les États-Unis continuaient d’exister, allait connaître une nouvelle période d’instabilité, à laquelle mit fin la prise de pouvoir de François Duvalier. En s’appuyant sur les Noirs, ce dernier chasse les mulâtres du pouvoir, tout en mettant en pratique pour la première fois un régime autoritaire fort contesté.

travers ses œuvres, Jacques Roumain essaie de lutter contre l’exploitation sociale, la misère et tous les fléaux suscités et encouragés par la bourgeoisie bénéficiaire, les politiciens et 4 les intellectuels qui en sont la cause principale. Dans ses œuvres, l’écrivain s’intéresse à représenter les masses haïtiennes, et surtout les paysans, qui se courbent sous le fardeau de la misère. Aussi met-il l’accent sur la division qui détruit les familles haïtiennes. Presque toutes les œuvres de Jacques Roumain soulignent la lutte des classes travailleuses contre l’exploitation capitaliste afin de construire un autre type de société, c’est-à-dire la société socialiste considérée comme début du régime communiste.

Jacques Roumain est toujours fier d’appartenir à un peuple courageux, celui des Nègres, et à une terre forte, celle d’Haïti. Voilà pourquoi la création romanesque roumainienne porte la marque des idéologies de la négritude. Son écriture peut être considérée comme une représentation artistique d’un projet sociopolitique. C’est pourquoi l’imaginaire romanesque roumainien se voit toujours déformé et même torturé par la présence d’un nombre considérable d’images insupportables reflétant la vie quotidienne du peuple haïtien.

Dans cette thèse, nous essayerons d’esquisser une étude approfondie des thèmes sociopolitiques à travers l’œuvre romanesque de Jacques Roumain, et leur rapport avec la fiction. Il s’agit là de: La Proie et l’ombre, Les Fantoches, La Montagne ensorcelée, Gouverneurs de la rosée et Le Champ du potier. Considéré comme son chef-d’œuvre, son roman intitulé Gouverneurs de la rosée, cette œuvre de portée universelle, contribue à révéler ses talents d’écrivain à un plus large public.

À côté de cette œuvre capitale, nous allons analyser La Proie et l’ombre, Les Fantoches, La Montagne ensorcelée et Le Champ du potier, puisque ces œuvres témoignent de l’écriture roumainienne, particulièrement de l’évolution remarquable de cette écriture. En examinant l’œuvre romanesque roumainienne, nous aurons connaissance du parcours personnel de l’écrivain, ainsi que des divers espaces culturels fréquentés pendant la première moitié du XXème siècle.

Notre recherche se présente comme une étude thématique analytique sociopolitique. En fait, à partir de 1934, et notamment après la fondation du Parti Communiste Haïtien, nous notons que l’inspiration politique de l’œuvre roumainienne devient parfaitement incontestable, dans la mesure où le message politique de son œuvre règne plutôt que ses aspects intégralement littéraires. Durant toute sa vie, Roumain proteste courageusement contre l’attitude abusive de la bourgeoisie vis-à-vis non seulement des masses laborieuses, mais de la culture en général.

Ainsi, Jacques Roumain l’artiste et le politique ne fait qu’un, puisque l’art, qu’il nous présente à travers ses romans, est l’art de sa propre politique, de sa perception réelle des personnes et des événements de son pays. Voilà pourquoi, dans cette étude, nous insisterons sur les points suivants: l’universalité de Jacques Roumain, considéré comme homme de son siècle, tout en mettant l’accent sur le caractère polymorphe de son œuvre romanesque, sa poétique et son imaginaire, sans oublier le métissage linguistique et culturel.

Le corps de notre recherche est divisé en deux parties. La première se présente comme une étude détaillée de l’imaginaire romanesque chez Jacques Roumain à travers le corpus choisi, dans la mesure où l’imaginaire romanesque renvoie à l’extraordinaire des personnages, des situations ou de l’intrigue. Dans cette partie, nous allons traiter la caractérisation des personnages roumainiens: désignation, onomastique, typologie des personnages, fonction narrative, sans oublier les modes de présentation de ces personnages.

Après cela, nous ferons l’analyse des structures spatio-temporelles du corpus choisi, tout en mettant l’accent sur les lieux composant le réseau spatial. Ensuite, nous étudierons les aspects du temps romanesque, la double référence temporelle du récit, c’est-à-dire la relation entre le temps de l’acte de narration et celui de l’histoire racontée. Puis, nous allons relever et interpréter tous les indicateurs temporels se trouvant au sein du corpus choisi.

Enfin, nous allons aborder l’approche titrologique, tout en mettant l’accent sur la définition et les fonctions des titres, les dédicaces, les préfaces, les épigraphes et les intertitres, sans oublier la thématique roumainienne reposant principalement sur l’étude des thèmes prédominants dans l’œuvre romanesque roumainienne, tels que: la nature et ses éléments animistes; l’imaginaire de l’amour; Émigration et retour.

La seconde partie se présente comme une étude détaillée des thèmes sociopolitiques à travers l’œuvre romanesque de Jacques Roumain, il s’agit donc d’une thématique. Nous allons, avant toute chose, aborder le statut social haïtien à travers le corpus choisi: éducation et conditions du travail; aspects de la vie paysanne; représentation de la femme; tout en mettant l’accent sur les aspects de la dégradation sociale, tels que: la prostitution; violence et répression; crime et état de déréliction; tout en les appliquant au corpus choisi.

Nous y parlerons aussi des cadres de la vie politique, en prenant en considération le pouvoir politique et ses fondements; État et régimes politiques; sans oublier les acteurs de la vie politique: le citoyen comme désignant social et instrument politique, et l’électeur. Encore exposerons-nous les images atroces de l’occupation américaine d’Haïti à travers l’œuvre romanesque roumainienne. Cette partie se terminera par une étude portée sur les relations secrètes entre politique et société haïtienne, tout en mettant en relief l’imaginaire vaudou et les superstitions religieuses, ainsi que le préjugé de couleur et lutte de classes. Nous y parlerons également du français et du créole considérés à la fois comme deux langues et deux visions du monde.

PREMIÈRE PARTIE

L’IMAGINAIRE ROMANESQUE

« Roumain est un écrivain doublement original

: l’écrivain […] présente dans son œuvre, même dans ses aspects les plus violents, […] cette claire vision des problèmes qui naissent au sein de la société haïtienne. […] l’œuvre de Jacques

Roumain est une véritable prophétie ; elle est par anticipation une image de toutes les situations que vivra le monde noir indépendant dès 1960.»(1)

MAKOUTA-MBOUKOU Jean-Pierre, Jacques Roumain : Essai sur la signification spirituelle et religieuse de son œuvre (Thèse de doctorat), Université de Paris IV, France, le 8 février 1975, p. 11

PREMIER CHAPITRE

CARACTÉRISATION

DES

PERSONNAGES ROUMAINIENS

Avant de parler d’une façon détaillée du personnage de roman, il faut tout d’abord mettre l’accent sur la notion de “personnage”. En fait, le terme “personnage” vient du latin « personna », c’est-à-dire « masque de théâtre, rôle ».(1) En d’autres termes, le personnage désigne une personne fictive, ou plutôt imaginaire, d’une œuvre littéraire qui se distingue par son apparence et son comportement.

Étant une œuvre en prose, assez longue, tout roman constitue une forme privilégiée de représentation de l’être humain et du monde qui l’entoure. C’est pourquoi il se construit autour d’une fiction retraçant le parcours, ou plutôt les aventures d’un héros : il s’agit là du personnage principal du roman. Ainsi le roman repose-t-il sur le talent de l’écrivain qui œuvre à utiliser et encore à renouveler les techniques de la narration. De cette façon, l’univers romanesque et les personnages représentés traduisent, pour ainsi dire, les mutations de la société et offrent une réflexion sur l’être humain. Reprenant cette idée, Vincent Jouve constate que :

« Le personnage romanesque, autrement dit, n’est jamais le produit d’une perception mais d’une représentaion. […] C’est donc au lecteur qu’il appartient de construire la représentaion à partir des instruments du texte. […] À la lecture d’un roman, notre représentation de telle ou telle figure demeure nécessairement très générale et approximative.»(2)

Bien que le personnage de roman ne soit qu’un être de papier, créé incontestablement à l’aide d’un bon nombre de mots et de phrases, il apparaît au lecteur comme une personne réelle et lui propose une certaine vision de l’homme. Mais comment se constitue l’identité du personnage romanesque, et que recouvre justement le terme “héros” ? En fait, le héros, ou plutôt le personnage principal du roman, se présente à la fois comme le moteur du récit et le centre de l’univers mis en place par le romancier, dans la mesure où il peut prendre des formes tout à fait variées et transformer, par son action, le monde qui l’entoure.

C’est autour du héros que l’univers romanesque est peuplé d’un bon nombre de personnages participant directement à l’action ou contribuant à créer l’atmosphère ou le décor du récit. De cette façon, le personnage principal du roman incarne, de manière plus ou moins majestueuse, des sentiments et un parcours qui pourraient être, en quelque sorte, ceux des lecteurs. Dans certains romans, le protagoniste peut nécessairement vivre des aventures Le personnage, le 10 janvier 2012, http://fr.wikipedia.org/wiki/personnage JOUVE (Vincent), L’effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. “Écriture”, janvier 2008, p. 40 extraordinaires ou donner des marques d’une grandeur admirable : tel est le cas de Manuel, le personnage principal de Gouverneurs de la rosée. En ce cas, le romancier met en scène un personnage, ou plutôt un être nuancé, face au monde et aux réactions complexes et diverses.

Donc le personnage romanseque se présente comme signe, tout particulièrement mis en valeur au moyen de toute une tradition et une conception de la littérature, existant à l’intérieur d’un certain code donné, en prenant en considération le rouage figuratif qui garantit le bon fonctionnement d’un système relationnel.(1)

Dans Gouverneurs de la rosée, Roumain vise à construire une certaine symbolique relativement à un bon nombre de points de réalité qu’il met en œuvre en vue de présenter une sorte d’utopie dynamique à ses lecteurs. Et cela se manifeste clairement à travers le personnage de Manuel qui prend en charge la recherche d’une nouvelle source d’eau afin de sauver les habitants de Fonds Rouge de la sécheresse. En ce cas, la source d’eau découverte par Manuel s’avère exemplaire, dans la mesure où elle peut être considérée comme une sorte de référentiel symbolisé : il s’agit là, en effet, de la fécondité, de la permanence, ou plutôt de la vie.

travers son œuvre romanesque, Roumain ne se contente pas d’ouvrir Haïti au monde, mais surtout d’ouvrir le monde à Haïti et plus largement à l’univers à la fois immense et multiple de la Caraïbe. Chez lui, ce qui importe, c’est toujours la question d’identité haïtienne. Voilà pourquoi, dans ses romans, il s’intéresse à évoquer une stratégie concernant la localisation d’Haïti dans l’espace littéraire mondial, en prenant en considération la stratégie de construction identitaire propre à la littérature haïtienne.

Avant de conclure, il faut poser la question suivante : comment existe le personnage de roman ? ce dernier, en tant qu’être de fiction, n’a aucune existence réelle. C’est pourquoi, pour que le lecteur puisse aisément s’identifier à cet être de papier, le romancier s’efforce de donner l’illusion du réel en utilisant un bon nombre d’outils grâce auxquels le personnage prend chair dans l’épaisseur du roman.

Parmi ces outils, nous citons : désignation, onomastique, typologie des personnages, fonction narrative, en prenant en considération la caractérisation implicite du personnage romanesque. Et cela se voit clairement à travers l’étude des dialogues insérés dans le récit qui sont également porteurs d’un bon nombre d’indications sur le personnage. C’est ce que nous allons étudier d’une façon détaillée dans les pages qui suivront.

Cf. GOLDENSTEIN (Jean-Pierre), Lire le roman, Bruxelles, Éditions De Boeck Université, Coll. “Savoirs et Pratique”, 2005, p. 49

La désignation :

Le mot “désignation” indique l’action de “désigner”, c’est-à-dire nommer, signaler avec

précision en vue de faire distinguer une personne de tous les autres par un nom, une marque, un

signe, etc. Étant le créateur du personnage, le romancier doit être attentif à la crédibilité du

monde qu’il a créé. C’est pourquoi il s’efforce d’animer, en se servant de la puissance de sa

propre imagination, un univers, en quelque sorte, semblable au nôtre. D’où vient ce que nous

pouvons appeler l’entreprise de “mimèse” de la vie réelle. En ce cas, l’écrivain caractérise ses

personnages en leur donnant les attributs que l’être humain doit posséder dans le réel pour que

le lecteur puisse facilement s’identifier avec eux. Parmi ces attributs, le nom occupe la première

place. Rappelons, à cet égard, les paroles de Vincent Jouve :

« Le personnage, bien que donné par le texte, emprunte […] un certain nombre de ses propriétés au monde de référence du lecteur. Comment s’opère une telle synthèse ? Répondre à cette question nécessite une répartition préalable des êtres romanesques en deux types : ceux qui ont un modèle dans le monde de référence ; ceux qui sont “surnuméraires” par rapport à ce monde (c’est-à-dire […] sans correspondant dans la “réalité”. […] “Transfuge” du monde “réel” ou surnuméraire, l’être romanesque ne peut exister sans une collaboration étroite entre le texte et le lecteur. Il reste à faire la part de ce qui revient à chacune des deux instances.»(1)

En fait, le personnage romanesque possède habituellement un nom qui est associé,

éventuellement, à un prénom et, parfois, à un surnom. D’autre part, le nom du personnage met

l’accent sur l’écart séparant la création romanesque du réel. C’est pourquoi le nom du

personnage ne reflète pas seulement les qualités ou les défauts que le romancier lui prête, mais

il peut aussi les signaler de manière explicite.

Chez Roumain, les noms de quelques personnages sont signifiants, voire révélateurs,

parce qu’ils livrent quelques informations sur leurs caractères, attendu que le nom se présente

comme le premier élément caractéristique de l’identité des personnages. Notons-là que :

« Étudier un personnage, c’est pouvoir le nommer. […] L’appellation d’un personnage est constituée d’un ensemble, d’étendue variable, de marques : nom propre, prénoms, surnoms, pseudonymes, périphrases descriptives, titres, portraits, leitmotiv, pronoms personnels, etc. […]

L’ensemble de ces marques […] constitue et construit le personnage.»(2)

JOUVE (Vincent), L’effet-personnage dans le roman, Op. Cit., pp. 29, 31

HAMON (Philippe), Le personnel du roman, Paris, Droz, 1998, p. 107

Dans Propos sans suite, première nouvelle de La Proie et l’ombre, le prénom Daniel est révélateur, attendu que ce prénom, qui est d’origine hébraïque, signifie « jugé par Dieu ».(1) Donc le prénom recouvre alors la soumission totale du personnage à son triste sort. Comme son prénom l’indique, Daniel est intègre et tourné toujours vers les autres. C’est un excellent ami qui sera constamment là quand ses amis auront besoin de lui.

Aussi est-il réfléchi et idéaliste, ce qui lui permet de prendre la bonne décision. Malheureusement, le médecin Daniel rate sa vie et sa carrière : il abandonne l’étude de la médecine et se contente de flâner avec ses amis dans les ruelles à la fois sombres et sordides de Port-au-Prince. Ce qui s’oppose à la signification de ce prénom désignant un bosseur qui essaie sans interruption de progresser.

Comme Daniel, le prénom Jean est aussi d’origine hébraïque signifiant « Dieu a fait grâce ».(2) En fait, ce prénom désigne une personne qui n’admet pas l’erreur, qui est en recherche permanente de la perfection, qu’il atteint souvent. Mais, l’avocat Jean n’est qu’un raté comme toute la génération haïtienne des années trente. Il est toujours déçu, de sorte qu’il a une vue pessimiste du monde. C’est pourquoi il n’a aucune confiance en Dieu. En ce cas, le signifié du prénom va à l’encontre de l’identité du personnage. Ce qui souligne la perte, voire la chute, de toute la jeunesse haïtienne à cette époque.

Quant au prénom Rose, il vient du « prénom latin Rosa ».(3) D’autre part, c’est un prénom germanique évoquant la gloire, la force et la virilité. Et cela s’applique exactement au portrait physique de Madame Rose Rosélis, la pauvre marchande. En ce cas, le prénom traduit la laideur et la difformité du personnage, attendu que le signifié du prénom détermine alors l’identité du personnage.

En ce qui concerne l’ivrogne Paul Milon, un des personnages de La Veste, deuxième nouvelle de La Proie et l’ombre, nous trouvons que le prénom Paul est significatif, considérant qu’il est un « dérivé du prénom latin “Paulus” qui signifie “petit” ».(4) Aussi se présente-t-il comme symbole d’humilité. Ce qui traduit la perte, l’errance et la perplexité totale du personnage.

Quant à Benoît Carrère, le protagoniste de Fragment d’une confession, troisième nouvelle de La Proie et l’ombre, le prénom Benoît est un « dérivé du prénom latin Benedictus »,

TANET (Chantal), HORDÉ (Tristan), Dictionnaire des prénoms, Paris, Larousse, 2000, p. 124

Ibid., p. 249

Ibid., p. 386

Ibid., p. 354

c’est-à-dire « le bien dit, bien nommé », autrement dit « le béni, protégé de Dieu ».(1) Donc ce prénom désigne une personne toujours optimiste, d’un tempérament joyeux, en prenant en considération sa subtilité et sa capacité d’adaptation. Mais Benoît Carrère n’est qu’un pessimiste invétéré vivant dans une solitude glaciale. En ce cas, le prénom apparaît comme signe de l’isolement total du personnage et de la privation du moindre plaisir.

Dans Préface à la vie d’un bureaucrate, dernière nouvelle de La Proie et l’ombre, le prénom Michel est dérivé du « prénom hébraïque Mika’el » signifiant « semblable à Dieu en hébreu »(2), c’est-à-dire que l'être est enthousiaste, dynamique, fort, charismatique et indépendant, mais Michel Rey n’est qu’un raté excité par la vie : c’est un pitoyable petit-bourgeois conscient du faux-semblant caractérisant sa propre caste. Ainsi le prénom du personnage symbolise-t-il le combattant contre l’hypocrite canaillerie de la bourgeoisie port-au-princienne.

Quant à l’aristocrate Horatio Basile, l’ami de Michel Rey, le prénom Horatio vient du latin « Horatius, nom d’une famille romaine (la gens Horatia) ».(3) D’autre part, ce prénom a été choisi par le dramaturge anglais William Shakespeare* pour un personnage de La Tragédie d’Hamlet, prince du Danemark, considérée comme la plus longue et l’une des plus célèbres pièces shakespeariennes. C’est la raison pour laquelle nous pouvons dire que Roumain est influencé par Shakespeare, au point de choisir le nom de l’un de ses personnages les plus célèbres. Parlant de Horatio, le narrateur dit : « Celui qui répond à ce prénom shakespearien, est un “fils de famille” […].»(4)

En fait, Horatio est l’ami d’Hamlet : c’est un intellectuel de la Renaissance, humaniste chrétien et admirateur du stoïcisme antique, mais l’ami de Michel Rey n’est qu’un raté, un fortuné gâté, appartenant à une génération qui a perdu ses repères. Ce qui le pousse à s’adonner complètement à l’alcool et à d’autres échappatoires. Aussi ce prénom nous rappelle-t-il du vainqueur de Napoléon 1er, l’amiral Horatio Nelson qui est né en 1758. Ce qui s’oppose au personnage de Horatio apparemment privé de tout héroïsme. En ce cas, le prénom souligne la perte totale du personnage.

TANET (Chantal), HORDÉ (Tristan), Op. Cit., pp. 72-73

Ibid., p. 319

Ibid., p. 230

Shakespeare se présente comme l’un des plus grands poètes, dramaturges et écrivains de la culture anglaise. Il est distingué par sa maîtrise des formes poétiques et littéraires, ainsi que son aptitude à la fois grande et remarquable à représenter les différents aspects de la nature humaine.

(4) ROUMAIN (Jacques), La Proie et l’ombre, in Œuvres complètes, Madrid, Ediciones Unesco, Coll. Archivos, 2003, p. 128

Quant au nom Basile, il est inspiré « d’un adjectif grec signifiant “roi”.»(1) D’autre part, en arabe, le nom Basile désigne une personne très généreuse : pour lui, rien n’est impossible et tout est question de travail, mais Horatio Basile n’est qu’un désœuvré imbécile. Le nom recouvre alors la passivité et l’indifférence totale du personnage.

Dans Les Fantoches, le prénom Marcel est un « dérivé du prénom latin Marcellus, nom d’une famille romaine.»(2) Ce prénom désigne une personne sérieuse, intransigeante, pragmatique, débrouillarde, toujours réfléchie pour se remettre en question quand cela est nécessaire ; en un mot, personne qui peut affronter les difficultés avec une grande maturité. Tel est à peu près le cas du fantochien Marcel Basquet qui porte constamment un regard critique sur lui-même et sur la bourgeoisie port-au-princienne à laquelle il appartient.

Pour Irène, le prénom est un « dérivé du prénom grec Eirênê », c’est-à-dire « paix ».(3) C’est une femme à la fois timide et pudique préférant l’intimité à l’exhibition, ayant aussi prédilection pour tout ce qui est discret ou accessible à un petit nombre. Ce qui s’applique, pour ainsi dire, au personnage d’Irène Estienne, la bien-aimée de Marcel Basquet, dans la mesure où elle incarne le conformisme.

Quant au prénom Aristide, il est dérivé du « prénom grec Aristeidês. Il s’inspire du terme grec “aristos” qui signifie “fils du meilleur” ».(4) Ce qui s’applique, en quelque sorte, au fantochien Aristide Marau, le candidat du parti populaire, celui qui flatte le peuple haïtien et ses préjugés afin d’augmenter sa popularité et gagner la campagne électorale.

Dans La Montagne ensorcelée, le prénom Baptiste vient du « grec “baptizein”, c’est-à-dire «administrer le sacrement chrétien ».(5) Ce prénom désigne une personne tout à fait altruiste qui sait bien se mettre à disposition de ceux qui l’entourent, mais Baptiste n’est qu’un paysan avide prêt à tout faire pour accumuler des biens.

Pour Jean-Marie, le prénom, qui est d’origine hébraïque, est composé à son tour des deux prénoms : Jean et Marie. Jean vient du mot « yohanân », c’est-à-dire « Dieu fait grâce », et Marie vient de « myriam » qui veut dire « aimée »(6), c’est-à-dire que l’être est avant tout sociable et chaleureux, ce qui s’applique à peu près au personnage du père savane : Jean-Marie.

TANET (Chantal), HORDÉ (Tristan), Op. Cit., p. 68

Ibid., p. 299

Ibid., p. 239

Ibid., p. 52

Ibid., p.66

Ibid., p. 250

Pour Aurel, ce prénom, qui est d’origine latine, désigne généralement un homme mince, grand et musclé se rapprochant, pour ainsi dire, beaucoup plus d’Apollon du Belvédère que d’Hercule* : tel est le cas du personnage d’Aurel Aurélien. Le nom Aurélien évoque l’admiration, considérant qu’Aurel Aurélien est digne d’être respecté et vénéré de la part de tous les villageois. Également le prénom Grâce possède beaucoup de charme et symbolise la séduction.

Dans Gouverneurs de la rosée, le prénom Délira suggère de la volubilité, voire le délire. C’est une femme qui n’a rien de remarquable. Comme presque toute la communauté de Fonds Rouge, Délira pense être écrasée par la fatalité, ou plutôt par les forces mystérieuses. Délira Délivrance a un nom désignant la personne qui a le sens des rites.

Pour Bienaimé, le prénom évoque la frivolité et l’indifférence totale, c’est-à-dire que l’être aime la vie et ne refuse point les douceurs qu’elle lui offre, mais Bienaimé n’est qu’un paysan incontestablement misérable souffrant de la disette qui menace le village de Fonds Rouge ; c’est un nègre tout à fait écrasé par la vie.

Quant à Antoine, le prénom a pour origine « le prestigieux Grec Antôn, fils du héros de la mythologie Héraclès (Hercule, en latin) ».(1) Donc ce prénom suggère de la bienveillance et de l’enthousiasme. Ce qui s’applique exactement au rôle que joue Antoine lors des coumbites.

Le prénom Manuel est dérivé du prénom hébraïque « Immanu’el », c’est-à-dire « Dieu est avec nous ».(2) C’est un prénom espagnol désignant une personne à la fois appliquée et tenace. Le protagoniste de Gouverneurs de la rosée, Manuel, Emmanuel en français, est également volontaire et se montre toujours présent en cas de besoin : c’est lui qui entreprend le projet concernant la recherche d’une nouvelle source d’eau et va jusqu’au bout avec une motivation sans faille, tout en étudiant les différentes possibilités ; en un mot, il ne laisse rien au hasard et prévoit tout.

En passant du nom propre au nom commun, nous trouvons qu’un manuel signifie un ouvrier travaillant avec ses propres mains. En ce cas, le prénom indique le statut du personnage, attendu que Manuel n’est qu’un travailleur de la terre. D’autre part, ce prénom nous rappelle Apollon du Belvédère est une copie romaine en marbre représentant le dieu Apollon en marche, tenant à la main une sorte d’arc : c’est le dieu du chant, de la musique et de la poésie. Quant à Hercule, il se présente comme l’un des héros les plus respectés, voire les plus adorés de la Grèce antique. D’après la mythologie grecque, c’est lui qui voyage à travers le monde tout entier jusqu’aux Enfers. Cf. Hercule, le 22 décembre 2012, http://fr.wikipedia.org/wiki/hercule

(1) TANET (Chantal), HORDÉ (Tristan), Op. Cit., p. 48

(2) Ibid., p. 298

l’époque des romans religieux colorés de politique, encore en cours dans certains pays de

l’Amérique Latine, de l’Afrique et de l’Asie du pacifique. Pour sa part, Michel Acacia constate

que :

« Manuel est venu d’ailleurs certes, mais il est d’ici. C’est lui qui donne l’eau (son sang ?) aux assoiffés. Par sa façon de procéder, il est devenu le grand rassembleur, le coumbitiste par excellence. Sa mort nous oriente au message surnaturel de son nom. C’est lui le

Christ, le Messie des paysans, le leader des abandonnés, des oubliés.»(1)

Il s’agit certainement d’un prénom chargé de sens. Bien que Manuel ne se présente pas

comme sorte d’intellectuel, il peut facilement passer pour expert en analyse et résolution de

problèmes fatals concernant son propre village. C’est pourquoi son entourage se tourne souvent

vers lui pour demander conseil et expertise : presque toute la communauté de Fonds Rouge

admire sa sagesse et ses actions réfléchies.

Donc son activité ne consiste pas à manier et à transformer quelques signes graphiques,

considérant que Manuel est avant tout un travailleur qui acquiert certaines convictions

politiques en se frottant aux difficultés pratiques et aux grèves des ouvriers lors de son travail

dans les champs de canne à sucre à Cuba. Aux dires de Michel Acacia :

⠀⤀ĀᜀĀ꬀ĀᜀĀᜀĀᜀĀᜀĀᜀĀᜀĀᜀĀᜀĀ쀀ĀᜀĀᜀĀᜀĀᜀĀᜀĀᜀĀᜀĀᜀ Le paradoxe est que celui dont le nom complet s’écrit “Manuel Jan Josef” ne sait ni lire ni écrire. La manière dont son patronyme est gravé à l’ultime moment sur sa tombe révèle un sérieux contentieux avec l’écriture. Cette graphie porte la trace d’une oralité plutôt forte, signe d’un antagonisme à travers lequel le vocabulaire tient tête à l’étymologie, la phonétique à l’orthographe. À priori, l’homonyme du livre et du citoyen illettré n’est que fortuite.»(2)

La citation précédente met l’accent sur une autre signification du prénom Manuel :

celui-ci évoque d’une certaine façon l’univers de l’intellectuel, considérant que “manuel”

signifie aussi un manuel d’étude, c’est-à-dire une espèce de livre renfermant les notions

essentielles d’une technique, ou plutôt d’une science. En ce cas, Manuel se présente comme

maître d’école. À ce propos, Michel Acacia remarque que :

Un autre paradoxe, plus étonnant encore : la parole de Manuel est glosé comme si elle venait d’un livre. Mais ce qui fait réellement un homme-livre de ce “gouverneur glosé”, le seul glosé d’ailleurs des fiers gouverneurs du roman, c’est le caractère de permanence qui imprègne les paroles qu’on lui attribue. […] Comme si, en mourant,

ACACIA (Michel), Révolte, subversion et développement chez Jacques Roumain, Port-au-Prince, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, juin 2009, p. 103

Ibid., p. 91

Manuel, auteur de “paroles” impérissables, avait laissé une œuvre qui doit lui survivre.»(1)

Aussi le prénom Manuel peut-il également signifier un guide destiné à savoir comment fonctionne une machine, ou à savoir comment acquérir l’habileté à résoudre les problèmes pratiques. Le personnage de Manuel peut être considéré alors comme grand manuel de pratique et de sensibilité révolutionnaire.

En présentant Manuel comme guide, Roumain veut justement mettre l’accent sur sa conception réelle de Gouverneurs de la rosée: pour lui, ce roman n’est qu’une espèce de trousse à outils, ou plutôt un recueil d’analyses et de solutions de quelques problèmes fatals concernant la vie des paysans haïtiens à cette époque. Telle est exactement la fonction du guide ou du manuel d’étude. Résumons-nous :

Manuel, dans Gouverneurs de la rosée , dont le nom réunit le familier et l’insolite, le banal et le divin, est non seulement le maître des sources mais le maître des carrefours.»(2)

Quant à Annaïse, c’est un prénom hébraïque qui signifie « grâce »(3), c’est-à-dire que l’être est spirituel, intelligent, éveillé et intuitif. En d’autres termes, il possède un sixième sens qui lui permet de faire très souvent les bons choix. Tel est le cas d’Annaïse qui ne manque pas non plus de bon sens. Aussi est-elle particulièrement généreuse et dévouée, attendu qu’elle accorde beaucoup d’importance aux valeurs familiales.

D’autre part, le prénom Annaïse peut encore signifier “analyse”, tout en supprimant la lettre “L” se trouvant au milieu du terme. En comparaison avec Délira, Annaïse représente un comportement apparemment positif vis-à-vis du problème de la sécheresse qui menace le village de Fonds Rouge.

Au lieu de se décourager, l’héroïne reste impassible, tout en établissant une sorte de diagnostic de crise capable d’orienter les habitants du village vers une solution incontestablement correcte du problème. De cette façon, les deux prénoms, Délira et Annaïse, représentent, pour ainsi dire, deux attitudes tout à fait contradictoires face à la situation de crise mentionnée dans le roman : il s’agit là du délire et de l’analyse. Selon les termes de Michel Acacia :

ACACIA (Michel), Op. Cit., p. 91

Ibid., p. 80

TANET (Chantal), HORDÉ (Tristan), Op. Cit., p. 45

Derrière Délira, on voit sans peine le délire et Annaïse évoque irrésistiblement l’analyse. Ces noms manifestent un équilibre étonnant entre vraisemblance et motivation. Sans être très communs, ils sont portés par bien des femmes haïtiennes. Roumain a obtenu le premier prénom par une opération d’adjonction-suppression enfin de mot, tandis que le second prénom vient d’une modification plus complexe opérée dans la chaîne des caractères.»(1)

En ce qui concerne le personnage de Laurélien Laurore, le prénom Laurélien est un prénom d’origine latine désignant celui qui a les sentiments les plus nobles, celui qui s’impose de façon parfaitement naturelle. Aussi le personnage a-t-il un nom Laurore qui signifie l’aube, le commencement d’un nouveau jour.

En ce cas, le nom se présente comme signe de l’innocence, de la pureté et de la fidélité, attendu que, dans le roman, le commencement d’un nouveau jour est étroitement lié à la fin de la sécheresse et à la naissance d’un nouveau jour, ou plutôt d’une nouvelle ère, celle de la fécondité.

Quant à Mister Wilson, c’est un prénom germanique qui signifie respectivement « volonté et casque »(2), c’est-à-dire que l’être a une autorité incontestable. Le prénom recouvre alors la force et la puissance du personnage, attendu que celui-ci possède la terre et l’usine de canne à sucre à Cuba.

Pour le chef de police rurale, le prénom Hilarion a pour origine le prénom latin « Hilarius » qui peut être interprété au sens de « gai »(3). Ce prénom désigne une personne chaleureuse, affectueuse, consciencieuse, généreuse, tandis que l’officier de police rurale n’est qu’un exploiteur, ou plutôt un usurpateur se nourrissant de sang des pauvres paysans haïtiens.

Également le nom Hilaire évoque l’injustice et le mal. Quant à Larivoire, ce prénom s’avère à la fois significatif et révélateur, attendu qu’il désigne le sage, ou plutôt le notable. Aussi ce prénom a-t-il rapport à la Bible, dans la mesure où nous pouvons l’associer au Josué* de l’Ancien Testament.

D’autre part, le prénom Larivoire peut être considéré comme une sorte de valise englobant les actions d’arriver et de voir, considérant qu’il est, conformément à son rôle dans le roman, celui qui voit l’arrivée de Manuel en vue de réconcilier les deux clans ennemis de Fonds

ACACIA (Michel), Op. Cit., p. 89

TANET (Chantal), HORDÉ (Tristan), Op. Cit., p. 452

Ibid., p. 227

Étant le successeur de Moïse, Josué conduit le peuple hébreu vers la Terre promise, attendu qu’il réussit à conquérir le pays de Canaan en vue d’installer les tribus d’Israël. Cf. Josué, le 6 novembre 2013, http://fr.wikipedia.org/wiki/josué

Rouge, et encore celui qui parachève le processus en cours, même après la mort inattendue de Manuel.

En d’autres termes, Larivoire se présente comme le passeur qui arrive au bord le plus lointain d’une mer extrêmement immense.(1) Donc ce prénom symbolise la capacité communicative, voire la sagesse. Évoquant le pouvoir des noms dans Gouverneurs de la rosée, Michel Acacia affirme que :

La question du nom dans Gouverneurs de la rosée a été galvaudée au point de passer pour une facilité caractéristique des pires exégèses du roman de Jacques Roumain.»(2)

Dans Le Champ du potier, le prénom Pierre est un dérivé du prénom latin « Petrus » qui signifie « rocher ».(3) Ce prénom désigne celui qui prend naturellement la tête du groupe : c’est un homme à la fois fort et ambitieux qui va toujours au bout des choses. D’ailleurs, Pierre Martial a un nom qui peut être interprété au sens de « relatif à Mars (dieu de la guerre) ».(4) C’est un homme solide, volontaire et motivé : il sait ce qu’il veut, et rien ne peut l’arrêter. En ce cas, le nom représente la volonté, voire la puissance.

Quant à Pauline, le prénom possède beaucoup de charme et évoque la séduction. Reste à parler de Bruno, le père de Pauline, c’est un prénom d’origine germanique désignant une personne très sociable, mais Bruno est orgueilleux, arrogant, impudent et antipathique. En un mot, il concrétise la bourgeoisie port-au-princienne par excellence.

Pour tout dire, le nom donne le pouvoir de faire du personnage romanesque un caractère

la fois identifiable et réidentifiable. Donc les prénoms et les patronymes peuvent être considérés comme la clé de la personne ; en d’autres termes, c’est la clef la plus délicate de sa

serrure quand nous voulons ouvrir sa propre porte.

Caractérisation implicite attachée au discours du personnage :

Il s’agit là d’une sorte de caractérisation indirecte, attendu que nous devons saisir par nous-mêmes une information nouvelle sur un quelconque personnage. En ce cas, l’information est donnée implicitement à partir d’un détail matériel, d’une action ou d’une parole ayant la capacité de nous fournir des renseignements sur le personnage. Rappelons, à cet égard, que :

[…] les notations textuelles sont constitutivement fonctionnelles. Un récit, comme le note Barthes, n’est fait que d’unités signifiantes :

Cf. ACACIA (Michel), Op. Cit., p. 88

Ibid., p. 87

TANET (Chantal), HORDÉ (Tristan), Op. Cit., pp. 361-362

Ibid., pp. 306-307

tout, à des degrés divers, y signifie. Ceci n’est pas une question d’art (de la part du narrateur), c’est une question de structure : dans l’ordre du discours, ce qui est noté est, par définition, notable.»(1)

la lumière de la citation précédente, nous pouvons dire que les combinaisons narratives, les discours et les relations sociales complètent indirectement notre connaissance, voire notre compréhension du personnage romanesque. Ce qui se lit en filigrane dans Préface à

la vie d’un bureaucrate, Les Fantoches, La Montagne ensorcelée, Gouverneurs de la rosée et Le Champ du potier.

Dans Préface à la vie d’un bureaucrate, Michel Rey, après tant d’années passées en Europe où il a tout oublié, se métamorphose complètement : le protagoniste se reconnaît dans ce pauvre haïtien qui monte pitoyablement sur le pont, en cette jeune paysanne dont les seins drus percent fortement l’étoffe de sa robe.

Pour lui, ces gens lui ressemblent ; ils sont des Nègres : il est fait de mêmes fibres qu’eux. En ce cas, Michel Rey reflète, dans une certaine mesure, l’image propre à son créateur. C’est pourquoi la haine apparemment exagérée du protagoniste pour l’aristocrate Mme Ballin se présente comme le seul sentiment puissant capable de lui rendre la vie supportable. Ce qui pousse sa belle-mère à lui dire : « Vous [Michel] êtes poli, depuis que, sous prétexte d’étudier l’âme du peuple haïtien, vous fréquentez les bouges.»(2)

De cette façon, Roumain met l’accent sur une certaine identification du protagoniste qui revient de l’Occident à la foule, ou plutôt à tous les nègres souffrant de la misère. Pour lui, tous les gens opprimés portent son visage. L’espoir unique de Michel Rey est de voir la raillerie insultante qu’il déverse violemment sur les bourgeois haïtiens, à travers sa belle-mère, se propager rapidement de salon en salon jusqu’au dernier d’entre eux.

En fait, Roumain n’aime pas les femmes appartenant à la bourgeoisie port-au-princienne. C’est pourquoi il les présente en général sous des traits tout à fait disgracieux. Tel est le cas de la fantochienne Mlle Fattu. Marcel Basquet déteste cette femme parce qu’elle représente la classe bourgeoise, presqu’entièrement constituée de mulâtres. Pour lui, la tante d’Irène et Albert Lecocq, ce jeune français arrivé depuis peu en Haïti, se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Parlant d’eux, Basquet dit :

« Comment pouvez-vous [Irène] tolérer Lecocq, il est ridicule. L’avez-vous vu marcher ; et quand il vous déclare son amour, se tient-il ainsi raide. […] Savez-vous, chère mademoiselle, qu’il se

JOUVE (Vincent), L’effet-personnage dans le roman, Op. Cit., p. 56

ROUMAIN (Jacques), La Proie et l’ombre, in Œuvres complètes, Op. Cit., p. 126

murmure dans le public que M. Lecocq prétend à votre main charmante. Permettez-moi de vous féliciter : vous ferez un couple remarquable ; vous vous ressemblez tellement-c’est-à-dire au point de vue de l’identité des contraires, car, oserai-je vous dire, chère Mademoiselle Fattu, que vous êtes grasse, et Monsieur Lecocq svelte comme un latanier.»(1)

Comme Mme Ballin, la tante d’Irène est grasse. C’est toujours ainsi que Roumain

présente toutes les femmes et tous les hommes dont il veut se moquer, en particulier celles ou

ceux appartenant à la classe bourgeoise, et encore les mulâtres et mulâtresses qui dénigrent leur

race. Quant à Santiague, c’est un intellectuel incontestablement conscient de sa condition. Ce

jeune homme raté a une grande capacité de se purifier, de faire de sa propre vie une route tout à

fait nette, voire bien droite. Voilà pourquoi le narrateur dit :

« Lefèvre lisait à livre ouvert sur cette face [celle de Santiague], où se reflètaient les combats intérieurs, les défaites et les victoires définitives. Il savait Santiague maître de lui-même et après les plus rudes épreuves de l’existence et de l’esprit.»(2)

D’après la citation précédente, nous pouvons dire que Santiague suscite même une

certaine admiration, dans la mesure où il refuse la réussite facile. D’autre part, le protagoniste

ne veut pas être heureux alors que le reste du peuple haïtien souffre de la misère.

En fait, Santiague appartient à cette catégorie d’hommes qui ne cèdent pas à la fausseté

du milieu bourgeois et qui ne se tuent pas physiquement : il s’agit là de la résignation. Malgré

une telle clairvoyance, une telle conscience de l’existence humaine, le fantochien Santiague est

incapable de prendre la résolution salutaire.

Dans La Montagne ensorcelée, Roumain nous présente Désilus comme un personnage

bien anodin. Il donne priorité à la culture traditionnelle haïtienne, en condamnant toute

ingérence étrangère. C’est pourquoi il s’intéresse au folklore, voire à la transmission orale de

l’Histoire. D’autre part, ce pauvre paysan a plusieurs facettes : pour les jeunes, il a « l’esprit

dérangé »(3).

Pour les Anciens, c’est un homme exceptionnel, attendu qu’il sait bien toute l’histoire

du pays : il s’agit là de la réalité socioculturelle. Aussi Désilus connaît-il bien le folklore

haïtien, les contes et les devinettes. C’est pourquoi il est aimé de tous les enfants du village.

ROUMAIN (Jacques), Les Fantoches, in Œuvres complètes, Op. Cit., pp. 153, 155-156

Ibid., p. 189

Id., La Montagne ensorcelée, in Œuvres complètes, Op. Cit., p. 201

Malgré son apparente folie et ses fréquentes ivresses, il peut être considéré comme le personnage-clé de La Montagne ensorcelée. Parlant de lui, Dorilas dit :

[Désilus] est plus intelligent que nous. Tu l’entends dire un tas de choses sans queue ni tête et le conseil qu’il te donne c’est la vérité même. C’est comme un homme qui prend un chemin détourné ; toi, tu marches dans la bonne route toute droite, mais il arrive avant toi.»(1)

Aussi Désilus a-t-il des hallucinations, puisqu’il affirme avoir vu quelque chose

d’étrange devant la maison de Placinette : là, le chemin est transformé en couleuvre. D’autre

part, ce vieux nègre est toujours absent quand il faut prendre une décision, ou bien encore dans

certaines actions collectives : il n’agit pas avec le groupe : il ne participe ni à la chasse de

Placinette, ni au meurtre, alors qu’il est à l’origine de l’accusation de celle-ci. C’est lui qui dit :

« Bon, je vous [Dorilas] parlais de Placinette. Une maîtresse femme, ah, pour ça une négresse qui peut te faire voir bleu quand c’est rouge,

qui peut te rouler dans les plis de ses menteries comme un enfant dans des draps.»(2)

En fait, Placinette est placée en marge du village : c’est une étrangère, c’est-à-dire

qu’elle n’est pas originaire de ce village. Aussi est-elle riche dans ce village marqué par la

pauvreté, voire par la misère : elle a plus de moyens que les autres. Ce qui lui permet de

couronner le tout. C’est pourquoi elle est accusée de sorcellerie et sera punie de mort par la

communauté des villageois. Mais les accusations reposent sur des déductions incontestablement

arbitraires, ou plutôt sur les paroles à la fois délirantes et extravagantes de Désilus.

Comme Désilus, le Simidor de Gouverneurs de la rosée connaît bien le folklore haïtien,

les contes, les devinettes, les histoires, les chansons populaires. Autrefois, Antoine s’occupait

de chanter dans les coumbites ou dans d’autres assemblées paysannes en vue de réconforter les

travailleurs, de faire en sorte qu’ils ne voient pas le temps passer, qu’ils continuent bravement

leur labeur à la fois dur et pénible au rythme des chants et des sons du tambour. Suite à la

sécheresse, le Simidor cesse de chanter ; il reste passif, se contentant seulement de ressasser les

souvenirs heureux du vieux temps. En le décrivant, le narrateur dit :

[Le Simidor] était tout cassé maintenant et branlant comme un arbre pourri à la racine, mais il affilait sa langue à longueur de journées sur la meule des réputations et te contait un tas d’histoires et de racontars, sans ménager la salive.»(3)

ROUMAIN (Jacques), La Montagne ensorcelée, in Œuvres complètes, Op. Cit., p. 225

Ibid., p. 231

Id., Gouverneurs de la rosée, in Œuvres complètes, Op. Cit., p. 286

À l’opposé d’Antoine, Manuel se définit essentiellement dans ses relations sociales

étroitement attachées à sa propre communauté. Dans son comportement, un trait de caractère

prédomine. Le protagoniste de Gouverneurs de la rosée se caractérise par son obstination, son

entêtement extrême, correspondant au trait physique si souvent répété : il s’agit là d’un “pli têtu

au coin de la bouche”. Cette obstination apparente permettra à Manuel de mener à bien le projet

de l’eau malgré le refus, ou plutôt le peu de conviction de ses proches.

D’autre part, Manuel est un homme d’expérience. À Cuba, il lutte contre l’exploitation

des ouvriers travaillant dans les champs de canne à sucre par le capitaliste Monsieur Wilson. Ce

qui situe l’œuvre de Roumain dans le cadre du “développement rural”, ou plus précisément de

“l’autodéveloppement communautaire”. C’est pourquoi Délira lui dit :

« Tu as la langue habile et tu as voyagé dans les pays étrangers. Tu as appris des choses qui dépassent mon entendement : je ne suis qu’une pauvre négresse sotte.»(1)

En fait, Manuel n’est pas un fainéant ; c’est un nègre à la fois brave et courageux se

levant chaque jour à l’aurore : c’est un travailleur de la terre sans reproche ; un “gouverneur de

la rosée” au plein sens du terme.

Dans Le Champ du potier, Roumain met en évidence une vieille connaissance : il s’agit

là d’une peinture de l’horrible bourgeoisie port-au-princienne. Peinture à la fois affreuse et

cruelle, mais elle est, pour ainsi dire, si profondément vraie jusqu’à ce que nous puissions à

chaque instant mettre des noms sur certains personnages. Et cela se manifeste clairement à

travers les paroles du narrateur concernant Bruno Deville :

« En vain, il [Pierre] avait essayé de percer à jour cet homme réfugié dans son apparence. Un entretien de salon n’y suffisait pas. Il aurait fallu, pour le révéler, le plonger dans les troubles d’un sentiment humain violent. La carapace rigide qui le défendait en aurait été désarticulée, les ressorts secrets seraient apparus. À peine Martial avait-il saisi de vulnérable le regard, fuyant dès qu’on le fixait.»(2)

Bruno Deville n’est qu’un vieil imbécile, sans intelligence. À travers ce personnage,

Roumain critique violemment les hommes politiques de son temps. Pour lui, ces derniers ne

sont que des pantins. Dans ce roman, Roumain œuvre à analyser minutieusement l’âme

haïtienne : il s’agit là d’une hardiesse de pensée, d’un courage, d’un souci de vérité auxquels le

lecteur haïtien n’est pas habitué.

ROUMAIN (Jacques), Gouverneurs de la rosée, in Œuvres complètes, Op. Cit., p. 294

Id., Le Champ du potier, in Œuvres complètes, Op. Cit., p. 403

En un mot, l’auteur nous présente un décor à la fois exact et précis du milieu bourgeois à cette époque. Ce qui fait du Champ du potier un petit document de premier ordre sur l’état d’âme de la génération haïtienne dans les années trente.

L’onomastique :

Le terme vient du grec « onomastikos », c’est-à-dire « propre à donner un nom »(1). C’est la science qui étudie l’ensemble des noms propres. En d’autres termes, l’onomastique se présente comme branche de la lexicologie qui s’intéresse à l’étude de l’origine des noms propres. Donc il faut distinguer l’anthroponymie, c’est-à-dire étude des noms de personnes, et la toponymie, science étudiant les noms de lieux.

Dans Propos sans suite, nous trouvons que la conception roumainienne confirme la pensée de Morand.* Ce dernier affirme que l’être humain est fait pour se dépasser. Pour lui, une civilisation quelconque doit constamment se dépasser et s’adapter au monde en perpétuelle évolution dans le but de servir de nourriture à la fois matérielle et spirituelle à son peuple.

En ce cas, la civilisation se compose d’un ensemble des valeurs ne se démodant pas, et gardant en elles des élans constructeurs vers un avenir, pour ainsi dire, prospère. Aussi ces valeurs peuvent-elles donner le caractère d’une idéologie sociopolitique. Et cela se manifeste clairement à travers les paroles incontestablement ironiques du poète Émilio concernant l’élite haïtienne :

[…] cet alexandrin magnifique qui va faire enrager nos chers intellectuels afro-latins-j’allais dire : affreux latins-dont Morand

écrivait excellemment que leurs lèvres plus violettes que le raisin ne s’ouvrent que sur des imparfaits du subjonctif.»(2)

À travers les “afro-latins” et les “affreux latins” que le poète Émilio dénigre violemment, le romancier met en relief ce vertige, ou plutôt cette évasion dans l’irréel qui dessèche l’âme de toute la jeunesse haïtienne à cette époque, au point où toute communion humaine devient impossible. En effet, il n’y a pas de rencontre de cœur ni entre les personnages et la société haïtienne, ni même entre les personnages et leur propre famille.

Dans Les Fantoches, Roumain cite un bon nombre de noms propres concernant les célébrités du monde artistique, tels que : les peintres et écrivains italiens Michel-Ange et

(1) L’onomastique, le 11 février 2013, http://fr.wikipedia.org/wiki/onomastique

Morand est un écrivain, diplomate et académicien français. Il peut être considéré comme l’un des grands écrivains français du siècle dernier. C’est lui qui contribue effectivement à la création de ce que nous appelons “le style moderne” en littérature.

(2) ROUMAIN (Jacques), La Proie et l’ombre, in Œuvres complètes, Op. Cit., p. 114

Vasari ; le philosophe néerlandais Spinoza ; le poète et écrivain français Suarès ; le philosophe grec Aristote ; l’écrivain francophone belge Maeterlinck ; l’anthropologue écossais Frazer ; le philologue allemand Wilamovitz-Mœllendorff.(1) En fait, ces citations traduisent certainement la profonde culture de l’auteur. Aussi expliquent-elles combien les jeunes intellectuels haïtiens dans les années trente sont très épris de culture occidentale sans tenir compte de la culture noire, en particulier la culture haïtienne.

D’autre part, Roumain mentionne les noms de quelques rois et présidents haïtiens, tels que : Toussaint Louverture, le plus grand dirigeant de la Révolution haïtienne, devenu par la suite gouverneur d’Haïti ; Dessalines, dirigeant de la révolte servile d’Haïti et premier Empereur haïtien, de 1804 à 1806, sous le nom de Jacques 1er ; Sténio Vincent, président d’Haïti de 1930 à 1941, c’est lui qui mène une campagne populaire pour la présidentielle tout en insistant sur son opposition à l’occupation américaine du pays ; Louis Borno, président de la république d’Haïti de 1922 à 1930, durant l’occupation américaine.

Considéré comme l’homme de paille des Américains, de violentes manifestations populaires ont lieu pour empêcher le renouvellement de la candidature du président Borno. C’est pourquoi son échec aux élections présidentielles provoque une impression de détente.(2)

Par ailleurs, les fantochiens Marcel Basquet et l’écrivain Santiague établissent une comparaison, à peu près, détaillée entre deux gouvernants d’Haïti : il s’agit là d’Henri Christophe, président, puis roi d’Haïti sous le nom d’Henri 1er, ou plus simplement Roi Christophe, et Pétion, président de la république au pouvoir dans le sud d’Haïti depuis 1806 jusqu’à sa mort.

Comme nous le savons, pendant la guerre de l’indépendance, la partie orientale de l’île d’Haïti échappait totalement au contrôle des généraux de l’Ouest. C’est pourquoi, en 1807, Haïti est partagée en deux parties : l’État du Nord commandé par Henri Christophe, et la république de l’Ouest et du Sud commandée par le président Pétion. En fait, Roumain est, pour ainsi dire, fasciné par la figure de Christophe ; il ne fait pas de lui un roi sanguinaire et irresponsable. Au contraire, le romancier s’efforce de comprendre la cruauté et la sévérité de ce dernier. Pour lui, la liberté mérite d’être éduquée. Et cela peut être lu en filigrane dans la citation suivante concernant l’opinion personnelle de l’écrivain Santiague, qui est en même temps celle de son créateur :

Cf. ROUMAIN (Jacques), Les Fantoches, in Œuvres complètes, Op. Cit., pp. 142, 145, 146, 150, 161, 180

Cf. Ibid., pp. 150, 178, 183

« Pour ma part, je suis indiciblement satisfait en comparant le cruel Christophe au “bon” Pétion, de ne lui trouver d’autre bonté que dans l’interprétation nietzschéenne de bonus par : le guerrier. Et à quoi s’exerçait donc sa cruauté ? À détruire ses ennemis, ce qui incontestablement est fort louable. […] Christophe avait compris avec la plus grande netteté qu’un peuple surgi par la violence de l’esclavage le plus abject ne saurait faire usage de sa neuve indépendance qu’avec excès. […] Christophe se dévoua à l’éducation politique de son pays en lui imposant la routine de la paix et du travail. […] sa cruauté fut un facteur de civilisation dans l’accomplissement de son œuvre forte et grande.»(1)

La citation précédente met en relief l’admiration apparemment profonde de Roumain

pour le monarque du Nord. Il va jusqu’à le considérer comme le forgeron le plus fort d’Haïti.

De cette façon, Roumain se présente comme l’adepte du patriotisme haïtien : il glorifie le

courage de tous les héros morts pour la patrie haïtienne au cours de la guerre de l’Indépendance

haïtienne.

C’est pourquoi il insiste pour que les Haïtiens fassent mémoire de tous les martyrs

haïtiens. Quant à Pétion, Santiague le trouve un « homme supérieur », mais il « n’est pas à la

portée du commun des mortels d’être cocu »(2) : c’est une personne, pour ainsi dire, cacochyme.

Dans La Montagne ensorcelée, il y a de vagues allusions à la période qui précède

l’Occupation américaine. C’est le narrateur qui nous parle de Tonton Jean, ou plutôt le Général

Alexis, président d’Haïti du 21 décembre 1902 au 2 décembre 1908. C’est un des officiers haut

gardés sous le régime du Roi Christophe.

D’autre part, quelques personnages citent, de temps en temps, les noms de quelques

saints chrétiens, tels que : Vierge Altagrâce, vierge protectrice dans la République

dominicaine ; Saint Jacques le Majeur, l’un des douze apôtres de Jésus Christ ; Saint Jean de la

Croix, Saint et mystique espagnol ; papa Saint Jean, pape de l’Église catholique romaine ; Saint

Joseph, personnage de l’Ancien Testament, et fils de Jacob ; Saint Jean, l’un des principaux

douze apôtres de Jésus, il est aussi le frère de Jacques le Majeur.(3)

En fait, cette référence à la culture chrétienne correspond en même temps aux références

culturelles, pour ainsi dire, engrangées par le romancier lui-même. Ce qui fait du Christ le seul

modèle de don de soi pour les villageois.

ROUMAIN (Jacques), Les Fantoches, in Œuvres complètes, Op. Cit., p. 152

Ibidem.

Cf. Id., La Montagne ensorcelée, in Œuvres complètes, Op. Cit., pp. 202, 205, 222

Indépendamment de tous les saints chrétiens déjà cités dans La Montagne ensorcelée, Annaïse, l’héroïne de Gouverneurs de la rosée, signale seulement Lucifer, un des noms du diable que la tradition chrétienne présente comme un puissant archange rebelle privé définitivement de l’état de grâce parce qu’il a défié Dieu ; le Judas(1), un des apôtres de Jésus. C’est lui qui livre le Christ à ses ennemis pour trente deniers. Étant en proie au remords, il se pend.

Dans ce roman, l’auteur œuvre à vider cette référence du Christ de tout espoir dans l’au-delà, tout en insistant sur le réel quotidien du paysan haïtien où règnent la sécheresse et la disette. En prenant quelques éléments de ses acquis culturels, fixés solidement chez le paysan haïtien, ce dont celui-ci a été bien nourri, Roumain s’efforce de le détourner complètement de ses croyances en vue de donner une autre charge de signification à ses emprunts, pour ainsi dire, chrétiens.

Typologie des personnages :

Le terme “typologie” désigne, dans certains cas, une sorte de liste des types propres à un domaine d’étude. En ce cas, le terme doit être employé au singulier parce qu’il souligne un ensemble de types. Donc il s’agit d’une démarche méthodique consistant à définir, ou plutôt à étudier un ensemble de types dans le but de ménager l’analyse, la classification et l’étude, pour ainsi dire, profonde de réalités complexes. Mais qu’est-ce que nous entendons par le terme “personnage-type” ? C’est un personnage synthétisant un ensemble de caractères qui renvoient à un type humain. Ce dernier peut être physique, pyschologique, intellectuel, etc. Rappelons, à ce propos, que :

« Le personnage-type constitue un cliché et un modèle pour créer des personnages fictionnels dans l’activité de scénarisation. Leur fonction première, liée à la culture populaire, opposée au développement de personnages plus complexes dans les dramaturgies destinées au public de l’élite.»(2)

Donc le personnage-type constitue un symbole, ou plutôt un type présentant les caractères les plus marquants d’un modèle tout à fait particulier. En ce cas, le personnage réunit les traits caractéristiques d’une catégorie de personnes à laquelle le lecteur peut facilement se référer afin d’apprécier les individus particuliers, en prenant en considération l’ensemble des images correspondant à ce modèle, ou plutôt à ce type.

Cf. ROUMAIN (Jacques), Gouverneurs de la rosée, in Œuvres complètes, Op. Cit., p. 325

Le personnage-type, le 3 juin 2013, http://fr.wikipedia.org/wiki/personnage_type

Dans Préface à la vie d’un bureaucrate, Michel Rey se présente comme le double de l’auteur lui-même, attendu qu’il met en valeur des projections de son propre créateur, et encore des moments différents, voire difficiles, de la même conscience. À travers la figure de Michel Rey, Roumain esquisse le type d’intellectuel à la fois ambivalent et excentrique, inapte à se décider définitivement sur ce qu’il fera de sa propre vie.

Quant à Mme Ballin, elle synthétise la bourgeoisie port-au-princienne par excellence. Reste à parler du bourgeois haïtien Horatio Basile, l’ami le plus intime de Michel Rey. En campant le personnage de Basile, l’auteur insiste sur le type physique : Horatio « réalise très bien le type de grimaud que l’Haïtien appelle “mulâtre forcé” »(1). Donc il s’agit d’un mulâtre aux cheveux crépus.

Presque tous les personnages des Fantoches ne sont que des pantins, ou plutôt des fantoches au plein sens du terme, attendu qu’ils représentent, à des niveaux différents, des personnes sans consistance vivant en marge des soucis et des préoccupations à la fois capitales et majeures de leur propre communauté. Aussi s’avèrent-elles insensibles aux besoins vitaux de la société haïtienne à cette époque. C’est pourquoi nous pouvons dire que :

[Les personnages des Fantoches ]se révèlent aussi des marionnettes, en partageant tous en incorrigibles blasés et nihilistes, une espèce d’artificialité et de gratuité et en ressentant une fêlure profonde, une lacune fondamentale et une insidieuse fatalité qui font d’eux des victimes, sinon, des héros de la vacuité. »(2)

En fait, Marcel Basquet incarne le type même de ces fantoches que Roumain œuvre à décrire ici : il est le désespoir de ses amis ; il porte en soi les germes d’une haine implacable de tout ce qui est officiel. En un mot, Basquet représente la folie considérée comme la marque d’une grande partie de la jeunesse haïtienne.

Étant le personnage central du roman, Marcel se révèle la « figure-phare »(3) de ce que nous appelons l’univers d’hypocrisie concernant la société bourgeoise dans les années trente. Le protagoniste du roman est à la fois menteur et hypocrite. Voilà pourquoi il oscille toujours entre tromperie et sincérité. En ce qui concerne Irène Estienne et Jean Lefèvre, ils incarnent, pour ainsi dire, le type des âmes pures, des idéalistes.

ROUMAIN (Jacques), La Proie et l’ombre, in Œuvres complètes, Op. Cit., p. 128

ACACIA (Michel), Op. Cit., p. 202

Cf. Ibid., p. 213

Dans La Montagne ensorcelée, Désilus se présente comme celui qui ose mettre en cause l’identité culturelle de son propre pays. C’est le vieux gardien des traditions. Aussi est-il soupçonné de folie et d’hallucinations. Quant à Baptiste, il est connu pour son avidité, son désir immodéré de l’argent, des richesses : il est considéré comme le grand don de la communauté. De cette façon, il incarne le type du paysan capitaliste.

D’autre part, Dornéval représente la brutalité et l’inhumanité, attendu que c’est lui qui décapitera la jeune Grâce ; Jean-Marie réalise d’une manière exemplaire le type du chef religieux catholique ; Dorilas est redouté pour sa robustesse et se considère comme le fort ; l’officier de police rurale, Balletroy, est soupçonné d’hypocrisie : il aime l’autorité et en use abusivement. C’est une personne autoritaire au plein sens du terme. Reste à parler de Placinette, la prétendue sorcière. Elle est la victime de ce que nous appelons les superstitions religieuses : elle sera punie de mort à cause des mentalités à la fois primitives et obscures de la paysannerie. Dans Gouverneurs de la rosée, Manuel, le personnage principal du roman, est à la fois le savant, le politique, l’orateur, le maître des chemins, qui après un voyage particulièrement riche en événements dans le pays de Cuba revient dans son village en sauveur. À travers le personnage de Manuel, l’auteur se contente non seulement de photographier un homme au naturel, mais aussi de créer un modèle. À cet effet, nous pouvons dire que :

[…] Manuel s’annonce comme le seul possible étai d’un monde qui s’écroule, que de Manuel partent les inspirations, les indications de la volonté de changement ; il est celui par rapport à qui chacun se définit. Ainsi, en le suivant presque uniquement, l’auteur, a pu “ensembler” ce qui n’est qu’un village, en même temps que percevoir ce qui faisait de ce petit groupe isolé une réplique de toute société humaine. […] Manuel sera l’agronome et le sourcier, et parce que Roumain a décidé d’écouter seulement, de se laisser enseigner par l’homme patient et fruste de la terre, il suit le sourcier improvisé errant dans sa recherche incertaine comme un gros ours paysan.»(1)

Homme accompli, plein d’âge, de raison, d’expérience, Manuel se définit comme l’homme progressiste, considérant qu’il fait tout son possible pour faire avancer sa propre communauté. C’est pourquoi il dénonce l’ignorance considérée comme responsable de l’endoctrinement facile des paysans de Fonds Rouge par toutes sortes de croyances, ou plutôt de superstitions. Il s’efforce d’ouvrir leurs yeux, de leur faire part de son expérience en pays étranger.

(1) DORSINVILLE (Roger), Jacques Roumain, Paris, Présence Africaine, 1981 , pp. 92-93

[...]

Fin de l'extrait de 357 pages

Résumé des informations

Titre
L' imaginaire romanesque et le réel sociopolitique haïtien
Sous-titre
"La Proie et l’ombre", "Les Fantoches", "La Montagne ensorcelée", "Gouverneurs de la rosée", "Le Champ du potier" de Jacques Roumain
Université
Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba  (Université de Mansoura)
Cours
Littérature française et francophone
Note
doctorat
Auteur
Année
2015
Pages
357
N° de catalogue
V425572
ISBN (ebook)
9783668705357
ISBN (Livre)
9783668705364
Taille d'un fichier
5466 KB
Langue
français
Annotations
Dans cette thèse, nous avons essayé d’esquisser une étude approfondie des thèmes sociopolitiques à travers l’œuvre romanesque de Jacques Roumain, et leur rapport avec la fiction. Il s’agit là de: La Proie et l’ombre, Les Fantoches, La Montagne ensorcelée, Gouverneurs de la rosée et Le Champ du potier. Cette recherche se présente comme une étude thématique analytique sociopolitique. Cette recherche est divisée en deux parties, et chaque partie est subdivisée, à son tour, en quatre chapitres.
Mots clés
Jacques Roumain - la vie politique en Haïti - la société haïtienne
Citation du texte
Rowayda El-Sharkawy (Auteur), 2015, L' imaginaire romanesque et le réel sociopolitique haïtien, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/425572

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