La Logique de l´absurde

Les paralogismes dans La Cantatrice chauve


Dossier / Travail, 2009

21 Pages, Note: 1,3


Extrait


SOMMAIRE

Introduction

1. Sous des dehors respectables, des personnages aliénés
1.1. Un cadre bourgeois rassurant
1.2. L’échange de banalités
1.3. Des troubles croissants autour des objets du quotidien
1.3.1. La sonnette
1.3.2. La pendule

2. Un discours vain
2.1. La confusion des identités
2.1.1. Confusion des sexes
2.1.2. Confusion des individus
2.2. Tentatives d’argumentation et accumulation de paralogismes

3. Une violation constante des règles de la discussion critique
3.1. Présentation des règles de la discussion critique
3.2. Le locuteur dans l’œuvre: entre mauvaise foi et mauvaise volonté
3.2.1. La volonté de chacun d’imposer son point de vue
3.2.2. De l’ignorance au mépris de l’autre
3.3. La désincarnation du discours

4. L’impossibilité de raisonner
4.1. Explosion du langage et de la raison
4.2. Processus de dérive du raisonnement valide au paralogisme
4.3. Nature des paralogismes les plus fréquemment rencontrés
4.3.1. Arguments dits «en ad»
4.3.2. La fausse analogie

Conclusion

Bibliographie

Introduction

À la suite de Chaïm Perelmann, les recherches concernant le domaine de l’argumentation ont connu un regain d’intérêt parmi les linguistes. Frans van Eemeren et Rob Grootendorst ont consacré plusieurs ouvrages à la nouvelle dialectique qu’ils souhaitaient mettre en œuvre. Ils ont cherché à établir les règles qui devraient régir toute discussion critique pour éviter que celle-ci ne sombre dans la dérive toujours possible du verbiage. Dans le but d’éliminer tout ce qui pourrait constituer un obstacle au bon déroulement de la discussion, ils se sont intéressés à ces erreurs de raisonnement que l’on appelle paralogismes. Ils ne les distinguent pas réellement des sophismes, ces raisonnements captieux auxquels se livraient les maîtres de rhétorique de l’Antiquité et grâce à quoi ils se targuaient de pouvoir défendre n’importe quelle thèse et de l’emporter sur leur interlocuteur.

Si les paralogismes sont indissociables des sophismes auxquels ils s’apparentent d’un point de vue strictement formel, ils s’en distinguent, à l’origine, par une différence d’intention: on prête à l’auteur du sophisme une volonté de tromper son interlocuteur dont le fauteur de paralogisme est, lui, dépourvu. Pourtant, attendu que cette distinction n’interfère en rien sur les effets produits sur l’interlocuteur et pas davantage sur les conséquences dans la discussion, plusieurs auteurs, dont ces deux linguistes, parlent indifféremment de sophismes ou de paralogismes. La première définition du paralogisme, chez Van Eemeren et Grootendorst, est celle de Charles L. Hamblin: c’est une argumentation qui «a les apparences de la validité sans être valide.»[1] Ils ajoutent que la violation de l’une au moins de leurs règles de la discussion critique aboutit à des sophismes ou des paralogismes, ce qui permet à la fois de préciser la nature de chacun d’entre eux et d’en diversifier le spectre. «Selon nous, commettre un paralogisme n’est pas assimilé automatiquement à une conduite immorale: tout le vice est dans l’obstacle ainsi fait à la résolution de la dispute.»[2] Nous verrons dans quelle mesure ils constituent, dans La Cantatrice chauve, une entrave au bon déroulement de la discussion.

Chercher une quelconque logique dans La Cantatrice chauve peut apparaître comme une démarche en soi dénuée de sens puisqu’Eugène Ionesco disait avoir voulu écrire une «tragédie du langage» et que la pièce est communément classée comme œuvre majeure du théâtre de l’absurde. Qui dit absurde dit non-sens. Et pourtant, l’un des personnages, la bonne Mary, évoque dans son monologue de la cinquième scène le «système d’argumentation» de Donald. Et en effet, à y regarder de près, les propos échangés par les personnages ne se résument pas à une succession d’inepties. Ils échafaudent des raisonnements qui défient la logique et nous interpellent d’autant plus que, de par leur contenu comme de par leur forme, ils ne sont plus si éloignés de propos qui pourraient être les nôtres.

1. Sous des dehors respectables, des personnages aliénés

1.1. Un cadre bourgeois rassurant

La première scène nous fait pénétrer dans l’intérieur bourgeois des époux Smith. Bien que Monsieur Smith soit présent, il ne témoigne d’abord aucun intérêt à son épouse, dont les répliques s’enchaînent à la façon d’un long monologue, interrompu seulement par les pauses qu’elle marque et les claquements de langue de Monsieur Smith. «Pourtant», «cependant», «mais moi» sont autant de signes apparents de la dispute interne qui anime Madame Smith. Il n’y a pourtant guère sujet à controverse dans cette fausse scène d’exposition dans laquelle sont évoqués le repas qui a précédé et les enfants du couple qui, en cette occasion, sont également présentés au public. À lui aussi sont destinées les didascalies qui mentionnent de manière récurrente le caractère «anglais» du salon des Smith et la présence de leur pendule qui se manifeste de manière intempestive.

Les propos de Madame Smith sont cohérents jusqu’à un certain point, et l’on sent chez ce personnage la volonté d’agir de manière pondérée et raisonnable. Elle cherche à se comporter en mère modèle devant ses enfants afin de leur donner une bonne éducation: «je n’ai pas apporté le vin à table afin de ne pas donner aux enfants une mauvaise preuve de gourmandise. Il faut leur apprendre à être sobre et mesuré dans la vie.»[3] Malgré ces précautions destinées à se ménager une petite vie prospère et paisible, on sent sourdre l’inquiétude autour d’un fait d’importance mineure: «J’ai mieux mangé que toi ce soir. Comment ça se fait? D’habitude, c’est toi qui manges le plus. Ce n’est pas l’appétit qui te manque.» Au milieu de cette apparente normalité, on relève déjà quelques bizarreries: la maîtresse de maison qui se félicite d’habiter près de Londres et de s’appeler Smith, la façon dont elle présente à son mari les enfants qui sont, en principe, aussi les siens, font que l’on devine une caricature dont les traits grossissent progressivement.

1.2. L’échange de banalités

La vie de famille des Smith d’abord, puis les diverses visites qu’ils reçoivent (leur bonne qui rentre du cinéma, leurs amis, le pompier enfin) donnent lieu à des conversations dans lesquelles des thèmes du quotidien sont évoqués. Une analyse lexicale permettrait de relever tour à tour: les repas, la famille, les métiers ainsi que des points de grammaire: la phrase relative dans l’histoire du rhume, la prononciation avec des exercices d’élocution, et ce plus particulièrement à la fin de la pièce.

Les propos des personnages, pourtant, heurtent fréquemment la doxa. Ainsi de Monsieur et Madame Martin qui affirment que leur petite fille, Alice, une enfant de deux ans pourvue d’un oeil rouge et d’un oeil blanc, est très jolie. Un enfant et plus généralement un être humain ne peut avoir les yeux rouges ou blancs, et quand bien même ce serait le cas, on peut douter qu’alors, l’enfant puisse être qualifiée de «jolie».

À la scène VIII, le capitaine des pompiers, vieil ami des Smith venu leur rendre visite dans l’espoir de découvrir chez eux un incendie qui pût le tirer de son désoeuvrement, expose la situation économique difficile de sa profession. À la remarque de Monsieur Martin sur la mauvaise santé des affaires, il répond: «Il n’y a presque rien, quelques bricoles, une cheminée, une grange. Rien de sérieux. Ça ne rapporte pas. Et comme il n’y a pas de rendement, la prime à la production est très maigre.»[4] Au désespoir de se retrouver au chômage technique se doublent donc, chez le pompier, des raisons économiques: comme chez toute force de travail qui se doit de produire quelque chose, on ne saurait le payer à rester oisif. Il est donc dans son intérêt que le feu se déclare aussi fréquemment et à une échelle aussi grande que possible. Les difficultés sont accrues par l’impossibilité d’«importer» les incendies: «les incendies, c’est plus difficile! Trop de taxes!». Madame Martin évoque quant à elle au cours d’une histoire plus que banale la montée des prix des légumes du marché, interrompue par Madame Smith qui s’exclame «qu’est-ce que ça va devenir?», commettant un paralogisme très répandu appelé le «terrain glissant» dans lequel on laisse entendre que tout ira de mal en pis. La cherté de la vie, la dureté des conditions de travail, voilà matière aux discussions les plus anodines entre voisins.

On découvre dans les propos du pompier que sa profession est très règlementée. Il affirme ainsi n’avoir pas le droit d’éteindre le feu chez les prêtres et pas davantage chez les étrangers, même s’ils sont naturalisés: «les naturalisés ont le droit d’avoir des maisons mais pas de les faire éteindre si elles brûlent.» Mais il fait preuve, en dépit de sa situation économique difficile, d’une certaine compréhension voire de loyauté. Bien qu’un naturalisé ait éteint lui-même l’incendie qui avait pris chez lui l’an passé, de manière clandestine donc, puisque leur extinction n’est pas légalement autorisée, il se défend de procéder à la délation de ces délits.

1.3. Des troubles croissants autour des objets du quotidien

1.3.1. La sonnette

L’arrivée du pompier est entourée d’une énigme qui dresse Monsieur et Madame Smith l’un contre l’autre. Tandis qu’ils sont en compagnie de leurs invités, par trois fois, la sonnette de la porte d’entrée retentit sans que Madame Smith, qui est allée ouvrir, trouve quelqu’un sur le seuil. La sonnette d’une porte, tout comme la sonnerie du téléphone, sont certes des bruits familiers, mais qui nous contraignent à répondre. À la quatrième reprise, forte de l’expérience qu’elle a faite, la maîtresse de maison refuse d’y aller, protestant que: «lorsqu’on entend sonner à la porte, c’est qu’il n’y a jamais personne.»[5] Sa réponse, formulée sous l’emprise de la colère, est un non-sens évident. Cela sous-entend que Madame Smith admet l’hypothèse selon laquelle la sonnette pourrait s’activer d’elle-même. Il faut tout le bon sens d’un Monsieur Smith pour dire: «Moi, quand je vais chez quelqu’un, je sonne pour entrer. Je pense que tout le monde fait pareil et que chaque fois qu’on sonne c’est qu’il y a quelqu’un.», même s’il nuance par la suite son propos pour corriger «la plupart du temps.», tempéré par Monsieur Martin qui se veut conciliant. Si le mystère de la sonnette est en partie levé par la suite avec l’aveu du pompier qui a sonné les deux dernières fois au moins, il n’en est pas de même de la pendule, qui ne semble pas émouvoir les personnages mais ne peut manquer de perturber les spectateurs.

1.3.2. La pendule

Le public attentif aura d’ores et déjà noté que la pendule s’était signalée dès le début de la pièce par la manière inaccoutumière dont elle sonnait les heures et par l’usage peu commun que ses propriétaires en faisaient. La didascalie sur laquelle s’ouvre la pièce indique que la pendule frappe dix-sept coups, mais Madame Smith annonce qu’il est neuf heures. À ce stade, il est encore impossible de savoir si elle-même se trompe ou s’il est effectivement neuf heures, ce qui signifierait simplement que la pendule n’est pas à l’heure, mais cet élément de la scène d’exposition invite déjà le spectateur à la méfiance. Plus loin, elle a sonné «sept fois», puis «trois fois» puis «aucune fois.» Dans la scène IV – scène de retrouvailles des époux Martin – elle sonne «vingt-neuf fois» et enfin «une fois, très fort.» La didascalie précise que «le coup de la pendule doit être si fort qu’il doit faire sursauter les spectateurs.»

Mais jusqu’à présent, aucun des personnages ne semblait lui accorder d’attention. Ce n’est qu’à la fin de la scène VIII que Monsieur Smith, répondant au pompier qui s’enquiert de l’heure qu’il est pour ne pas arriver en retard sur les lieux d’incendies qui l’attendent à l’autre bout de la ville, affirme, péremptoire, à propos de la pendule: «Elle marche mal. Elle a l’esprit de contradiction. Elle indique toujours le contraire de l’heure qu’il est.» Qu’elle ne fonctionne pas correctement, cela est pour le lecteur comme probablement pour le spectateur une évidence. Qu’on dise d’elle qu’elle a l’esprit de contradiction, pourquoi pas, cela pourrait passer pour un trait d’humour. Mais la dernière phrase laisse perplexe et, comme toujours avec le théâtre de l’absurde, suscite à la fois le rire et l’inquiétude. En effet, elle nous amène à penser que les objets sont doués d’une certaine autonomie, et que, loin de contribuer à la sérénité des lieux, ils manifestent une dose d’hostilité suffisante pour troubler une existence que Madame Smith voulait nous présenter comme modeste mais heureuse, et que le public percevait comme petite-bourgeoise et un peu ennuyeuse

[...]


[1] Frans van Eemeren / Rob Grootendorst, La Nouvelle dialectique, p. 117

[2] Ibid., p. 120

[3] Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, scène I, p.14. La pagination indiquée en référence est celle de l’édition Folio Gallimard de 2007. La citation suivante précède celle-ci à la page 13.

[4] Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, scène VIII, p.64

[5] Ibid., scène VII, p.50

Fin de l'extrait de 21 pages

Résumé des informations

Titre
La Logique de l´absurde
Sous-titre
Les paralogismes dans La Cantatrice chauve
Université
University of Heidelberg  (Romanisches Seminar)
Cours
Hauptseminar "L´Argumentation"
Note
1,3
Auteur
Année
2009
Pages
21
N° de catalogue
V141210
ISBN (ebook)
9783640483259
ISBN (Livre)
9783640483495
Taille d'un fichier
471 KB
Langue
français
Mots clés
Cantatrice chauve, Ionesco, Logique, Paralogismes, Absurde, Argumentation
Citation du texte
Laetitia Harcour (Auteur), 2009, La Logique de l´absurde, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/141210

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