Les Misérables - Tome I - Fantine

Livre Cinquième – La Descente et Livre Sixième - Javert


Classique, 2009

57 Pages

Victor Hugo (Auteur)


Extrait


Sommaire

LIVRE CINQUIÈME: La Descente
Chapitre I: Histoire d’un progrès dans les verroteries noires
Chapitre II: Madeleine
Chapitre III: Sommes déposées chez Laffitte
Chapitre IV: M. Madeleine en deuil
Chapitre V: Vagues éclairs à l’horizon
Chapitre VI: Le père Fauchelevent
Chapitre VII: Fauchelevent devient jardinier à Paris
Chapitre VIII: Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale
Chapitre IX: Succès de Madame Victurnien
Chapitre X: Suite du succès
Chapitre XI: Christus nos liberavit
Chapitre XII: Le désœuvrement de M. Bamatabois
Chapitre XIII: Solution de quelques questions de police municipale

LIVRE SIXIÈME : Javert
Chapitre I: Commencement du repos
Chapitre II: Comment Jean peut devenir Champ

LIVRE CINQUIÈME: La Descente

Chapitre I: Histoire d’un progrès dans les verroteries noires

Cette mère cependant qui, au dire des gens de Montfermeil, semblait avoir abandonné son enfant, que devenait-elle? où était-elle? que faisait-elle?

Après avoir laissé sa petite Cosette aux Thénardier, elle avait continué son chemin et était arrivée à Montreuil-sur-Mer. C’était, on se le rappelle, en 1818.

Fantine avait quitté sa province depuis une dizaine d’années. Montreuil-sur-Mer avait changé d’aspect. Tandis que Fantine descendait lentement de misère en misère, sa ville natale avait prospéré.

Depuis deux ans environ, il s’y était accompli un de ces faits industriels qui sont les grands événements des petits pays.

Ce détail importe, et nous croyons utile de le développer; nous dirions presque, de le souligner.

De temps immémorial, Montreuil-sur-Mer avait pour industrie spéciale l’imitation des jais anglais et des verroteries noires d’Allemagne. Cette industrie avait toujours végété, à cause de la cherté des matières premières qui réagissait sur la main-d’œuvre. Au moment où Fantine revint à Montreuil-sur-Mer, une transformation inouïe s’était opérée dans cette production des «articles noirs». Vers la fin de 1815, un homme, un inconnu, était venu s’établir dans la ville et avait eu l’idée de substituer, dans cette fabrication, la gomme laque à la résine et, pour les bracelets en particulier, les coulants en tôle simplement rapprochée aux coulants en tôle soudée. Ce tout petit changement avait été une révolution.

Ce tout petit changement en effet avait prodigieusement réduit le prix de la matière première, ce qui avait permis, premièrement d’élever le prix de la main-d’œuvre, bienfait pour le pays, deuxièmement d’améliorer la fabrication, avantage pour le consommateur, troisièmement de vendre à meilleur marché tout en triplant le bénéfice, profit pour le manufacturier.

Ainsi pour une idée trois résultats.

En moins de trois ans, l’auteur de ce procédé était devenu riche, ce qui est bien, et avait tout fait riche autour de lui, ce qui est mieux. Il était étranger au département! De son origine, on ne savait rien; de ses commencements, peu de chose.

On contait qu’il était venu dans la ville avec fort peu d’argent, quelques centaines de francs tout au plus.

C’est de ce mince capital, mis au service d’une idée ingénieuse, fécondé par l’ordre et par la pensée, qu’il avait tiré sa fortune et la fortune de tout ce pays.

À son arrivée à Montreuil-sur-Mer, il n’avait que les vêtements, la tournure et le langage d’un ouvrier.

Il paraît que, le jour même où il faisait obscurément son entrée dans la petite ville de Montreuil-sur-Mer, à la tombée d’un soir de décembre, le sac au dos et le bâton d’épine à la main, un gros incendie venait d’éclater à la maison commune. Cet homme s’était jeté dans le feu, et avait sauvé, au péril de sa vie, deux enfants qui se trouvaient être ceux du capitaine de gendarmerie; ce qui fait qu’on n’avait pas songé à lui demander son passe-port. Depuis lors, on avait su son nom. Il s’appelait le père Madeleine.

Chapitre II: Madeleine

C’était un homme d’environ cinquante ans, qui avait l’air préoccupé et qui était bon. Voilà tout ce qu’on en pouvait dire.

Grâce aux progrès rapides de cette industrie qu’il avait si admirablement remaniée, Montreuil-sur-Mer, pour ce commerce, faisait presque concurrence à Londres et à Berlin, Les bénéfices du père Madeleine étaient tels que, dès la deuxième année, il avait pu bâtir une grande fabrique dans laquelle il y avait deux vastes ateliers, l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. Quiconque avait faim pouvait s’y présenter, et était sûr de trouver là de l’emploi et du pain. Le père Madeleine demandait aux hommes de la bonne volonté, aux femmes des mœurs pures, à tous de la probité. Il avait divisé les ateliers, afin de séparer les sexes et que les filles et les femmes pussent rester sages. Sur ce point, il était inflexible. C’était le seul où il fût en quelque sorte intolérant. Il était d’autant plus fondé à cette sévérité que, Montreuil-sur-Mer étant une ville de garnison, les occasions de corruption abondaient. Du reste sa venue avait été un bienfait, et sa présence était une providence. Avant l’arrivée du père Madeleine, tout languissait dans le pays; maintenant tout y vivait de la vie saine du travail. Une forte circulation échauffait tout et pénétrait partout. Le chômage et la misère étaient inconnus. Il n’y avait pas de poche si obscure où il n’y eût un peu d’argent, pas de logis si pauvre où il n’y eût un peu de joie.

Le père Madeleine employait tout le monde. Il n’exigeait qu’une chose: soyez honnête homme! soyez honnête fille!

Comme nous l’avons dit, au milieu de cette activité dont il était la cause et le pivot, le père Madeleine faisait sa fortune, mais, chose assez singulière dans un simple homme de commerce, il ne paraissait point que ce fût là son principal souci. Il semblait qu’il songeât beaucoup aux autres et peu à lui. En 1820, on lui connaissait une somme de six cent mille francs, il avait dépensé plus d’un million pour la ville et pour les pauvres.

L’hôpital était mal doté; il y avait fondé deux lits. Montreuil-sur-Mer est divisé en ville haute et ville basse. La ville basse qu’il habitait n’avait qu’une école, méchante masure qui tombait en ruine; il en avait construit deux, une pour les filles, l’autre pour les garçons. Il allouait de ses deniers aux deux instituteurs une indemnité double de leur maigre traitement officiel, et un jour, à quelqu’un qui s’en étonnait, il dit: «Les deux premiers fonctionnaires de l’état, c’est la nourrice et le maître d’école.» Il avait créé à ses frais une salle d’asile, chose alors presque inconnue en France, et une caisse de secours pour les ouvriers vieux et infirmes. Sa manufacture étant un centre, un nouveau quartier où il y avait bon nombre de familles indigentes avait rapidement surgi autour de lui; il y avait établi une pharmacie gratuite.

Dans les premiers temps, quand on le vit commencer, les bonnes âmes dirent: C’est un gaillard qui veut s’enrichir. Quand on le vit enrichir le pays avant de s’enrichir lui-même, les mêmes bonnes âmes dirent: C’est un ambitieux. Cela semblait d’autant plus probable que cet homme était religieux, et même pratiquait dans une certaine mesure, chose fort bien vue à cette époque. Il allait régulièrement entendre une basse messe tous les dimanches. Le député local, qui flairait partout des concurrences, ne tarda pas à s’inquiéter de cette religion. Ce député, qui avait été membre du corps législatif de l’empire, partageait les idées religieuses d’un père de l’oratoire connu sous le nom de Fouché, duc d’Otrante, dont il avait été la créature et l’ami. À huis clos il riait de Dieu doucement. Mais quand il vit le riche manufacturier Madeleine aller à la basse messe de sept heures, il entrevit un candidat possible, et résolut de lé dépasser; il prit un confesseur jésuite et alla à la grand’messe et à vêpres. L’ambition en ce temps-là était, dans l’acception directe du mot, une course au clocher. Les pauvres profitèrent de cette terreur comme le bon Dieu, car l’honorable député fonda aussi deux lits à l’hôpital; ce qui fit douze.

Cependant en 1819 le bruit se répandit un matin dans la ville que, sur la présentation de M. le préfet et en considération des services rendus au pays, le père Madeleine allait être nommé par le roi maire de Montreuil-sur-Mer. Ceux qui avaient déclaré ce nouveau venu «un ambitieux» saisirent avec transport cette occasion que tous les hommes souhaitent de s’écrier: Là! qu’est-ce que nous avions dit? Tout Montreuil-sur-Mer fut en rumeur. Le bruit était fondé. Quelques jours après, la nomination parut dans le Moniteur. Le lendemain, le père Madeleine refusa.

Dans cette même année 1819, les produits du nouveau procédé inventé par Madeleine figurèrent à l’exposition de l’industrie; sur le rapport du jury, le roi nomma l’inventeur chevalier de la légion d’honneur. Nouvelle rumeur dans la petite ville. Eh bien! c’est la croix qu’il voulait! Le père Madeleine refusa la croix.

Décidément cet homme était une énigme. Les bonnes âmes se tirèrent d’affaire en disant: Après tout, c’est une espèce d’aventurier.

On l’a vu, le pays lui devait beaucoup, les pauvres lui devaient tout; il était si utile qu’il avait bien fallu qu’on finît par l’aimer; ses ouvriers en particulier l’adoraient, et il portait cette adoration avec une sorte de gravité mélancolique. Quand il fut constaté riche, «les personnes de la société» le saluèrent, et on l’appela dans la ville monsieur Madeleine; ses ouvriers et les enfants continuèrent de l’appeler le père Madeleine, et c’était la chose qui le faisait le mieux sourire. À mesure qu’il montait, les invitations pleuvaient sur lui. «La société» le réclamait. Les petits salons guindés de Montreuil-sur-Mer qui, bien entendu, se fussent dans les premiers temps fermés à l’artisan, s’ouvrirent à deux battants au millionnaire. On lui fit mille avances. Il refusa.

Cette fois encore les bonnes âmes ne furent point empêchées. — C’est un homme ignorant et de basse éducation. On ne sait d’où cela sort. Il ne saurait pas se tenir dans le monde. Il n’est pas du tout prouvé qu’il sache lire.

Quand on l’avait vu gagner de l’argent, on avait dit: c’est un marchand. Quand on l’avait vu semer son argent, on avait dit: c’est un ambitieux. Quand on l’avait vu repousser les honneurs on avait dit: c’est un aventurier. Quand on le vit repousser le monde, on dit: c’est une brute.

En 1820, cinq ans après son arrivée à Montreuil-sur-Mer, les services qu’il avait rendus au pays étaient si éclatants, le vœu de la contrée fut tellement unanime, que le roi le nomma de nouveau maire de la ville. Il refusa encore, mais le préfet résista à son refus, tous les notables vinrent le prier, le peuple en pleine rue le suppliait, l’insistance fut si vive qu’il finit par accepter. On remarqua que ce qui parut surtout le déterminer, ce fut l’apostrophe presque irritée d’une vieille femme du peuple qui lui cria du seuil de sa porte avec humeur: Un bon maire, c’est utile. Est-ce qu’on recule devant du bien qu’on peut faire?

Ce fut là la troisième phase de son ascension. Le père Madeleine était devenu monsieur Madeleine, monsieur Madeleine devint monsieur le maire.

Chapitre III: Sommes déposées chez Laffitte

Du reste, il était demeuré aussi simple que le premier jour. Il avait les cheveux gris, l’œil sérieux, le teint hâlé d’un ouvrier, le visage pensif d’un philosophe. Il portait habituellement un chapeau à bords larges et une longue redingote de gros drap, boutonnée jusqu’au menton. Il remplissait ses fonctions de maire, mais hors de là il vivait solitaire. Il parlait à peu de monde, Il se dérobait aux politesses, saluait de côté, s’esquivait vite, souriait pour se dispenser de causer, donnait pour se dispenser do sourire. Les femmes disaient de lui: Quel bon ours! Son plaisir était de se promener dans les champs.

Il prenait ses repas toujours seul, avec un livre ouvert devant lui où il lisait. Il avait une petite bibliothèque bien faite. Il aimait les livres; les livres sont des amis froids et sûrs. À mesure que le loisir lui venait avec la fortune, il semblait qu’il en profitât pour cultiver son esprit. Depuis qu’il était à Montreuil-sur-Mer, on remarquait que d’année en année son langage devenait plus poli, plus choisi et plus doux.

Il emportait volontiers un fusil dans ses promenades, mais il s’en servait rarement. Quand cela lui arrivait par aventure, il avait un tir infaillible qui effrayait. Jamais il ne tuait un animal inoffensif. Jamais il ne tirait un petit oiseau.

Quoiqu’il ne fût plus jeune, on contait qu’il était d’une force prodigieuse. Il offrait un coup de main à qui en avait besoin, relevait un cheval, poussait à une roue embourbée, arrêtait par les cornes un taureau échappé. Il avait toujours ses poches pleines de monnaie en sortant et vides en rentrant. Quand il passait dans un village, les marmots déguenillés couraient joyeusement après lui et l’entouraient comme une nuée de moucherons.

On croyait deviner qu’il avait dû vivre jadis de la vie des champs, car il avait toutes sortes de secrets utiles qu’il enseignait aux paysans. Il leur apprenait à détruire la teigne des blés en aspergeant le grenier et en inondant les fentes du plancher d’une dissolution de sel commun, et à chasser les charançons en suspendant partout, aux murs et aux toits, dans les herbages et dans les maisons, de l’orviot en fleur. Il avait des «recettes» pour extirper d’un champ la luzette, la nielle, la vesce, la gaverolle, la queue-de-renard, toutes les herbes parasites qui mangent le blé. Il défendait une lapinière contre les rats, rien qu’avec l’odeur d’un petit cochon de Barbarie qu’il y mettait.

Un jour il voyait des gens du pays très occupés à arracher des orties; il regarda ce tas de plantes déracinées èt déjà desséchées, et dit: — C’est mort. Cela serait pourtant bon si l’on savait s’en servir. Quant l’ortie est jeune, la feuille est un légume excellent; quand elle vieillit, elle a des filaments et des fibres comme le chanvre et le lin. La toile d’ortie vaut la toile de chanvre. Hachée, l’ortie est bonne pour la volaille; broyée, elle est bonne pour lès bêtes à cornes, La graine de l’ortie mêlée au fourrage donne du luisant au poil des animaux; la racine mêlée au sel produit une belle couleur jaune. C’est du reste un excellent foin qu’on peut faucher deux fois. Et que faut-il à l’ortie? Peu de terre, nul soin, nulle culture. Seulement la graine tombe à mesure qu’elle mûrit, et est difficile à récolter. Avec quelque peine qu’on prendrait, l’ortie serait utile; on la néglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d’hommes ressemblent à l’ortie! — Il ajouta après un silence: Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs.

Les enfants l’aimaient encore parce qu’il savait faire de charmants petits ouvrages avec de la paille et des noix de coco.

Quand il voyait la porte d’une église tendue de noir, il entrait; il recherchait un enterrement comme d’autres recherchent un baptême. Le veuvage et le malheur d’autrui l’attiraient à cause de sa grande douceur; il se mêlait aux amis en deuil, aux familles vêtues de noir, aux prêtres gémissant autour d’un cercueil. Il semblait donner volontiers pour texte à ses pensées ces psalmodies funèbres pleines de la vision d’un autre monde. L’œil au ciel, il écoutait, avec une sorte d’aspiration vers tous les mystères de l’infini, ces voix tristes qui chantent sur le bord de l’abîme obscur de la mort.

Il faisait une foule de bonnes actions en se cachant comme on se cache pour les mauvaises. Il pénétrait à la dérobée, le soir, dans les maisons; il montait furtivement des escaliers. Un pauvre diable, en rentrant dans son galetas, trouvait que sa porte avait été ouverte, quelquefois même forcée, dans son absence. Le pauvre homme se récriait: quelque malfaiteur est venu! Il entrait, et la première chose qu’il voyait, c’était une pièce d’or oubliée sur un meuble. «Le malfaiteur» qui était venu, c’était le père Madeleine.

Il était affable et triste. Le peuple disait: Voilà un homme riche qui n’a pas l’air fier. Voilà un homme heureux qui n’a pas l’air content.

Quelques-uns prétendaient que c’était un personnage mystérieux et affirmaient qu’on n’entrait jamais dans sa chambre, laquelle était une vraie cellule d’anachorète meublée de sabliers ailés et enjolivée de tibias en croix et de têtes de mort. Cela se disait beaucoup, si bien que quelques jeunes femmes élégantes et malignes de Montreuil-sur-Mer vinrent chez lui un jour, et lui demandèrent: — Monsieur le maire, montrez-nous donc votre chambre. On dît que c’est une grotte. — Il sourit, et les introduisit sur-le-champ dans cette «grotte». Elles furent bien punies de leur curiosité. C’était une chambre garnie tout bonnement de meubles d’acajou assez laids comme tous les meubles de ce genre et tapissée de papier à douze sous. Elles n’y purent rien remarquer que deux flambeaux de forme vieillie qui étaient sur la cheminée et qui avaient l’air d’être en argent, «car ils étaient contrôlés». Observation pleine de l’esprit des petites villes.

On n’en continua pas moins de dire que personne ne pénétrait dans cette chambre et que c’était une caverne d’ermite, un rêvoir, un trou, un tombeau.

On se chuchotait aussi qu’il avait des sommes «immenses» déposées chez Laffitte, avec cette particularité qu’elles étaient toujours à sa disposition immédiate, de telle sorte, ajoutait-on, que M. Madeleine pourrait arriver un matin chez Laffitte, signer un reçu et emporter ses deux ou trois millions en dix minutes. Dans la réalité ces «deux ou trois millions» se réduisaient, nous l’avons dit, à six cent trente ou quarante mille francs.

Chapitre IV: M. Madeleine en deuil

Au commencement de 1821, les journaux annoncèrent la mort de M. Myriel, évêque de Digne, «surnommé monseigneur Bienvenu », et trépassé en odeur de sainteté à l’âge de quatre-vingt-deux ans,

L’évêque de Digne, pour ajouter ici un détail que les journaux omirent, était, quand il mourut, depuis plusieurs années aveugle, et content d’être aveugle, sa sœur étant près de lui.

Disons-le en passant, être aveugle et être aimé, c’est en effet, sur cette terre où rien n’est complet, une des formes les plus étrangement exquises du bonheur. Avoir continuellement à ses côtés une femme, une fille, une sœur, un être charmant, qui est là parce que vous avez besoin d’elle et parce qu’elle ne peut se passer de vous, se savoir indispensable à qui nous est nécessaire, pouvoir incessamment mesurer son affection à la quantité de présence qu’elle nous donne, et se dire: puisqu’elle me consacre tout son temps, c’est que j’ai tout son cœur; voir la pensée à défaut de la figure, constater la fidélité d’un être dans l’éclipse du monde; percevoir le frôlement d’une robe comme un bruit d’ailes, l’entendre aller et venir, sortir, rentrer, parler, chanter, et songer qu’on est le centre de ces pas, de cette parole, de ce chant; manifester à chaque minute sa propre attraction, se sentir d’autant plus puissant qu’on est plus infirme, devenir dans l’obscurité, et par l’obscurité, l’astre autour duquel gravite cet ange, peu de félicités égalent celle-là. Le suprême bonheur de la vie, c’est la conviction qu’on est aimé; aimé pour soi-même, disons mieux, aimé malgré soi-même; cette conviction, l’aveugle l’a. Dans celle détresse, être servi, c’est être caressé. Lui manque-t-il quelque chose? Non. Ce n’est point perdre la lumière qu’avoir l’amour, Et quel amour! un amour entièrement fait de vertu. Il n’y a point de cécité où il y a certitude. L’âme à tâtons cherche l’âme, et la trouve. Et cette âme trouvée et prouvée est une femme. Une main vous soutient, c’est la sienne; une bouche effleure votre front, c’est sa bouche; vous entendez une respiration tout près de vous, c’est elle. Tout avoir d’elle, depuis son culte jusqu’à sa pitié, n’être jamais quitté, avoir cette douce faiblesse qui vous secourt, s’appuyer sur ce roseau inébranlable, toucher de ses mains la providence et pouvoir la prendre dans ses bras; Dieu palpable, quel ravissement! Le cœur, cette céleste fleur obscure, entre dans un épanouissement mystérieux. On ne donnerait pas cette ombre pour toute la clarté. L’âme ange est là, sans cesse là; si elle s’éloigne, c’est pour revenir; elle s’efface comme le rêve et reparaît comme la réalité. On sent de la chaleur qui approche, la voilà. On déborde de sérénité, de gaîté et d’extase; on est un rayonnement dans la nuit. Et mille petits soins. Des riens qui sont énormes dans ce vide. Les plus ineffables accents de la voix féminine employés à vous bercer, et suppléant pour vous à l’univers évanoui. On est caressé avec de l’âme. On ne voit rien, mais on se sent adoré. C’est un paradis de ténèbres.

C’est de ce paradis que monseigneur Bienvenu était passé à l’autre.

L’annonce de sa mort fut reproduite par le journal local de Montreuil-sur-Mer. M. Madeleine parut le lendemain tout en noir avec un crêpe à son chapeau.

On remarqua dans la ville ce deuil, et l’on jasa. Cela parut une lueur sur l’origine de M, Madeleine. On en conclut qu’il avait quelque alliance avec le vénérable évêque. Il drape pour l’évêque de Digne, dirent les salons; cela rehaussa fort M. Madeleine, et lui donna subitement et d’emblée une certaine considération dans le monde noble de Montreuil-sur-Mer. Le microscopique faubourg Saint-Germain de l’endroit songea à faire cesser la quarantaine de M. Madeleine, parent probable d’un évêque. M. Madeleine, s’aperçut de l’avancement qu’il obtenait à plus de révérences des vieilles femmes et à plus de sourires des jeunes. Un soir, une doyenne de ce petit grand monde-là, curieuse par droit d’ancienneté, se hasarda à lui demander: — Monsieur le maire est sans doute cousin du feu évêque de Digne?

Il dit: — Non, madame.

— Mais, reprit la douairière, vous en portez le deuil? Il répondit: — C’est que dans ma jeunesse j’ai été laquais dans sa famille.

Une remarque qu’on faisait encore, c’est que, chaque fois qu’il passait dans la ville un jeune savoyard courant le pays et cherchant des cheminées à ramoner, M. le maire le faisait appeler, lui demandait son nom, et lui donnait de l’argent. Les petits savoyards se le disaient et il en passait beaucoup.

Fin de l'extrait de 57 pages

Résumé des informations

Titre
Les Misérables - Tome I - Fantine
Sous-titre
Livre Cinquième – La Descente et Livre Sixième - Javert
Auteur
Année
2009
Pages
57
N° de catalogue
V121060
ISBN (ebook)
9783640247486
ISBN (Livre)
9783640246991
Taille d'un fichier
667 KB
Langue
français
Mots clés
Misérables, Tome, Fantine
Citation du texte
Victor Hugo (Auteur), 2009, Les Misérables - Tome I - Fantine, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/121060

Commentaires

  • Pas encore de commentaires.
Lire l'ebook
Titre: Les Misérables - Tome I - Fantine



Télécharger textes

Votre devoir / mémoire:

- Publication en tant qu'eBook et livre
- Honoraires élevés sur les ventes
- Pour vous complètement gratuit - avec ISBN
- Cela dure que 5 minutes
- Chaque œuvre trouve des lecteurs

Devenir un auteur